Restitution : pour ou contre ?

La question de la restitution est fondamentale pour comprendre l’histoire. Tout d’abord, ce qui m’intéresse, c’est sa complexité. Pas une complexité obscure et insoluble, au contraire… Mais il n’en reste pas moins qu’elle est polysémique. Il serait trop présomptueux de répondre à tous ces aspects, mais je tiens à les citer ici :

– l’aspect politique ;

– la dimension émotionnelle ;

– l’aspect économique ;

– la dimension juridique ;

– la dimension cultuelle ;

– la dimension culturelle ;

– la dimension scientifique.

En tant qu’artiste, j’ai présenté ma passion pour les arts anciens d’Afrique pour la première fois à travers un concept qui ne finit pas de me hanter : la réparation. Je l’ai présenté à une époque où montrer de l’art ancien d’Afrique était très mal perçu par le monde de l’art contemporain. Seuls (à ma connaissance) les artistes comme David Hammons, Fred Wilson et Jean-Jacques Lebel le faisaient. Bien sûr, il y en avait d’autres, mais ce n’était pas le florilège d’œuvres qui pullulent aujourd’hui. Il y a différentes manières de manifester un intérêt aux objets. En ce qui me concerne, ce n’est qu’après avoir, à travers des recherches approfondies, perçu le début du vertige que constituent ces objets et leurs métamorphoses sans fin que j’ai compris qu’ils véhiculaient des questions relatives à la réparation. À mon souvenir, cela n’avait jamais été entrepris par un artiste, un anthropologue ou un philosophe… J’ai donc abordé ce sujet vaste et vierge en artiste réparateur, allant et venant entre les arts sacrés et les arts populaires, par le chemin de l’observation dans un premier temps, puis de la réflexion dans un second temps.

À travers ces allées et venues, je n’ai cessé d’apprendre à remettre en question les différentes spécificités sémantiques des objets d’arts anciens et lointains. Tout d’abord, à partir de la notion même de propriété, qui peut-être est la plus discutable : à qui appartiennent ces objets ? À ceux qui les ont produits, honorés, ou à ceux qui les ont emportés puis commercialisés ou figés dans des musées ? Les objets n’appartiennent à personne, car ils ne sont pas des objets mais des sujets ; des sujets qui constituent aujourd’hui une diaspora flottant au-dessus de la tête des descendants de leurs créateurs, comme de leurs usurpateurs. Comme dit l’anthropologue Adack Gilbert Kouassi : « Ces objets, conçus et créés en Afrique, sont maintenant en Occident, où, après plus d’un siècle, les Blancs leur ont réécrit une histoire, leur histoire. » Mais une histoire n’est pas nécessairement une usurpation, si l’on est capable de considérer qu’elle est un passage chronologique n’ayant pas été nié par les descendants des créateurs qui les récupèrent. Ce passage est fait de détours qui s’inscrivent à jamais dans l’identité de l’objet créolisé. Il n’est pas le rituel d’une purification, mais celui d’un retour possible au pays natal, où le langage qu’il parle est le fruit de toutes ses histoires…

Et ces histoires sont multiples… L’objet des cultures lointaines par définition est le facteur d’un inconnu, dont la convoitise a motivé toute l’épistémologie occidentale, tant elle se sentait à l’étroit dans le cadre de la raison qui en fragilisait l’évolution. C’est bien là, à mon sens, que se joue le véritable enjeu de la restitution du patrimoine matériel et immatériel des cultures hier soumises à l’esclavage moderne, puis au colonialisme… Afin que l’épistémologie universitaire contemporaine soit en adéquation avec son époque, où ne cessent de s’affirmer des pensées comme le féminisme, le décolonial et l’environnement, il me semble que ce processus sans fin d’interrogation que constitue le domaine de la restitution demande à être reconnu, mais surtout pratiqué comme tel : un champ disciplinaire de la pensée contemporaine.

La recherche sur la restitution des objets d’art anciens et lointains doit entrer à l’université, car elle constitue un corpus de recherche qui ne doit souffrir ni de la partialité du discours politisant ni de l’absence d’expérience en matière de connaissance des thèmes, sans pour autant être sous le joug de l’expertise obsessionnelle. Elle regroupe d’ailleurs des pensées qui vont de l’esthétique à la métaphysique, du politique au psychologique, etc. La question de la restitution n’est pas insoluble, mais nous ne disposons pas aujourd’hui du langage qui permettrait de la résoudre, parce qu’elle se fragmente en une polysémie de disciplines : de l’économie à la psychanalyse, de l’histoire à la science, des arts à la philosophie, et même dans la philosophie, de l’esthétique à la métaphysique, et enfin du droit politique au devoir religieux…

Il faudra à l’Occident et au monde non occidental de longues périodes de réflexion et de créativité afin d’assouplir, par l’élaboration d’une épistémologie adaptée et décoloniale, la célébration autonome de ce patrimoine, afin de ne pas restituer seulement les objets, mais la vie à ces objets, pour qu’ils redeviennent les sujets qu’ils sont. Les objets ne sont pas seulement des objets, ils sont des sujets.