C’est la première chose à laquelle j’ai pensé quand il s’est barré. Enfin non, d’accord, peut-être pas la toute première chose. Il y a eu le chagrin, oui, l’innommable chagrin d’amour. Et puis très vite, quand même, cette question : j’allais aller où ?
Aller où, ça voulait dire : j’allais vivre où ? Quelle serait ma maison ? Quel serait mon refuge, ma cabane, ma tanière ? Il me fallait un endroit où j’allais pouvoir pleurer, d’abord, pleurer ce premier amour perdu. Un endroit où j’allais pouvoir vivre, ensuite. Survivre, je pensais, à l’époque, puisque je n’imaginais pas me relever un jour de cette épreuve que la vie m’envoyait ; la pire, je pensais. Un endroit pas trop loin de là où j’avais toujours vécu, pas trop loin de là où j’étudiais, pas trop loin de mes proches parce que, oui, dans ces moments-là, selon la formule consacrée, on a besoin « d’être entouré ».
Je venais d’avoir vingt-quatre ans. Je n’avais pas encore terminé mes études. J’étais la maman d’un bébé de dix-huit mois. Je faisais des petits boulots, en plus de mes études. J’étais un peu libraire. J’étais un peu ouvreuse de cinéma. J’étais un peu écrivaillon pour des livres scolaires. Nous partagions un appartement depuis quelques années déjà. Nous vivions dans un deux-pièces de 33 mètres carrés. Le loyer était de 950 euros, charges comprises.
Comme j’en étais fière, de ce petit appartement ! Un bel accomplissement bourgeois. Presque comme dans mes rêves d’adolescente. Le parquet était faux et il n’y avait pas de moulures, pas de cheminée en marbre. Mais c’était au deuxième étage d’un vrai immeuble parisien, entre deux stations de métro. Finis les bus de banlieue avec des numéros à trois chiffres, terminés les retours de soirée en Noctilien, ciao bye-bye les gares de RER qui sentaient la campagne, les lignes de tram improbables et les maisons de nos parents. Je ne sais pas bien pourquoi tout ça me faisait tant rêver : le couple, le logement privatif, la cuisine séparée. Huit ans plus tard, je crois pouvoir dire sans sourciller que c’est précisément tout ce qui me fait horreur, à présent. Mais bon, il faut bien que jeunesse se passe, et j’ai passé une partie de la mienne à suivre, avec une drôle d’opiniâtreté, des chemins qui paraissaient accessibles, au sol stable, allant vers une destination qui me semblait évidente ; et sur lesquels, en réalité, je m’égarais.
J’allais aller où ? 950 euros, charges comprises : à deux, ça allait bien. Seule, c’était une autre paire de manches. Surtout que j’étais étudiante. Que les petits boulots payaient mal, ou payaient en retard. Que je n’avais pas de fiches de paie en bonne et due forme, de garantie de quoi que ce soit. Que nous avions miraculeusement obtenu une place en crèche pour notre bébé, dans le quartier. Je ne pouvais pas quitter cet appartement. Et je ne pouvais plus le payer seule.
Les mois ont passé. Je continuais à ne payer que la moitié du loyer, tout en sachant que cette situation ne pouvait pas durer. Je recevais des relances d’un grand cabinet gestionnaire de patrimoine qui se chargeait, pour ma propriétaire, de faire le sale boulot, à savoir me réclamer de l’argent. Je reconnaissais les enveloppes entre mille, et je prenais bien soin de ne pas les ouvrir. J’avais aussi mémorisé le numéro avec lequel on me contactait et je ne répondais jamais quand il s’affichait sur l’écran de mon téléphone, laissant le soin à mes interlocuteurs de me laisser des messages que je n’écoutais pas. Le premier et le seul que j’avais écouté m’avait fait tellement froid dans le dos que je n’osais plus prendre connaissance des suivants. La voix, inconnue et féminine, bizarrement suave et ferme à la fois, avait parlé d’huissiers et d’assignation.
Les nuits étaient toutes les mêmes. Je ne dormais plus beaucoup. Je regardais le plafond, en évaluant ce que des huissiers pourraient bien me confisquer, s’ils venaient. Ce n’étaient pas les trois meubles trouvés sur le trottoir – et repeints avec amour, certes – qui les intéresseraient, je me disais systématiquement, en plongeant dans des sommeils intranquilles. Je ne me posais plus la question de si c’était là ma maison, mon refuge, ma tanière. Ce n’était plus un refuge, de toute façon. Je guettais chaque enveloppe grisâtre la boule au ventre. Je guettais les pas dans les escaliers, les regards des voisins. C’est l’ironie de ce genre de vrai immeuble parisien : tout se voit, tout se sait, tout s’entend. Une belle caisse de résonance théâtrale, à peu de frais, d’une microsociété captivante. Un bel accomplissement bourgeois, tu parles.
J’allais aller où ? C’est ce que j’ai demandé, un jour cendreux de novembre, dans le bureau sans fenêtre de l’assistante sociale du rectorat. En l’espace d’une demi-année, j’avais essayé de surmonter mon chagrin d’amour et j’avais obtenu un concours de l’Éducation nationale qui m’assurait d’avoir un salaire tous les mois, à date fixe. Mais ça ne suffisait pas pour me racheter une solvabilité. J’avais accumulé trop de dettes. Le printemps revenait, la trêve hivernale prenait fin, il fallait que je parte, que nous partions, avec mon bébé. Elle a pris un papier, un crayon. Elle m’a demandé de lui expliquer la situation. Elle prenait des notes sans me regarder. Et puis elle m’a demandé de calculer ce qui me restait, chaque mois, une fois mes charges fixes et mes mensualités de crédit payées. Puis de diviser ce chiffre par trente, pour connaître le montant journalier. Elle m’a expliqué que c’est une notion d’économie extrêmement importante. Que je devais bien retenir la somme écrite au crayon à papier, là, sous mes yeux, et que je ne devais surtout pas la dépasser, sous aucun prétexte. Elle a ajouté, ça s’appelle le reste à vivre.