En 1921, alors que J.R.R. Tolkien déménage à Leeds avec sa famille et commence à travailler à l’édition de Sire Gauvain et le chevalier vert, tout en continuant à écrire les premiers textes de son légendaire elfique, paraît Économie et société, livre posthume du sociologue allemand Max Weber (1864-1920). S’y trouve le constat qu’avec la déchristianisation et la technicisation des modes de vie et de production, les « procès du monde se “désenchantent” en perdant leur sens magique, de sorte qu’ils “sont” et “se passent” seulement, mais qu’ils ne signifient plus ». Si les progrès de l’intellectualisation et de la rationalisation permettent de sortir de la superstition, ils déstabilisent les visions traditionnelles du monde, avec leurs « significations » stables. À cela s’ajoutent les conflits du XXe siècle et la tentation de l’« absurde », dont parle T.S. Eliot. Devant l’atrocité des guerres mondiales, les repères vacillent, et la vie se vide de son sens, amplifiant le sentiment de désenchantement. Contemporain de ce phénomène, Tolkien va, lui, s’inscrire à contre-courant, préférant croire dans le poète et sa capacité d’« enchantement », d’entraînement de l’autre dans un monde surabondant de sens.
Nature et technique
Marqué par l’expérience de la guerre, l’imaginaire tolkiénien fait de l’opposition entre univers industriel et cosmos naturel un de ses thèmes de prédilection. Ainsi, l’œuvre abonde en descriptions détaillées des stades de la lune, de la robe des chevaux, des plus de soixante espèces de plantes mentionnées, des « riches nuances de l’herbe »… tandis qu’elle peint en parallèle un univers technicien d’édifices, de « machines » et autres instruments de maîtrise de la nature. La carte de la Terre du Milieu illustre à elle seule cette antithèse, en mettant en vis-à-vis la tour d’Orthanc, aiguille de pierre noire qui domine le territoire d’Isengard où siège le Magicien Saroumane, et l’arbre de Caras Galadhon éclairé de flammes vertes, au cœur du domaine de Galadriel et de Celeborn, la Lothlórien.
Cette disposition spatiale s’accompagne d’une hiérarchie axiologique – c’est-à-dire morale – qui condamne l’esprit « de métal et de rouages » qui « ne se soucie pas des choses qui poussent, sauf dans la mesure où elles peuvent lui servir dans l’immédiat » : la technique de Saroumane est associée à une volonté de domination qui va jusqu’à la destruction ou à la dénaturation – le film de Peter Jackson illustre cela en mettant en scène la création des monstres Uruk-hai pour le servir. Au contraire, les figures d’« amis » de la nature, tels les magiciens Gandalf et Radagast, les Ents gardant les forêts ou, à plus forte raison, le jardinier Sam, sont liées aux valeurs positives de respect, de service, de défense des autres, voire de sacrifice de soi.
Les premières générations de lecteurs de Tolkien, dans les campus américains des années 1960, ont été frappées par cette opposition et la valorisation de la nature comme réponse à la technique. Elles y ont vu l’apologie d’une contre-culture, la défense d’un mode de vie hippie. L’œuvre a par la suite fréquemment été associée à des combats écologiques : c’était par exemple le livre de chevet du fondateur de Greenpeace !
On a souvent commenté les influences de la biographie de Tolkien sur cette perception contrastée de la nature et de la technique : pendant son enfance à Birmingham, sa famille ne pouvait laisser le linge sécher dehors du fait de la pollution industrielle, tandis que sa mère s’appliquait à lui donner de solides connaissances sur la nature en lui enseignant la botanique et les sciences naturelles héritées du XIXe siècle.
L’acte de production comme « subcréation »
On voit donc déjà poindre ici que l’imaginaire tolkiénien ne se dresse pas contre la connaissance scientifique et technique. Celle-ci a certes un statut ambigu, mais l’exaltation de la figure du jardinier manifeste bien que l’auteur ne s’oppose pas à l’idée d’un travail de la nature. De même, l’exemple de la Lothlórien, terre non pas sauvage mais ciselée par les Elfes, montre que ce que Tolkien condamne n’est pas l’acte de production. Bien au contraire : dans son univers, l’art de fabriquer est essentiellement valorisé. Cet aspect apparaît un peu moins nettement dans Le Seigneur des anneaux, seulement le roman ne présente que la pointe émergée du continent des histoires de Tolkien, où sont décrites des civilisations d’artisans et parfois d’artistes fabuleux capables de prouesses techniques. Les Elfes, les Nains et plus tard les Hommes partagent chacun à leur manière cette passion pour la production de belles choses. Loin d’être contre-nature, la technique du jardinier ou celle de l’artisan, et par excellence celle du poète, font partie de l’ordre de la création.
Qu’est-ce, alors, qu’un acte de production bénéfique ? Tolkien, inspiré par sa foi catholique, en a une conception quasi théologique, qu’il nomme « subcréation », participation à la création divine. Pour le comprendre, il est utile de remonter aux récits de genèse réunis dans Le Silmarillion. Ainsi, tandis qu’Ilúvatar (le Créateur dans l’univers tolkiénien) fait paraître dans le monde les Elfes et les Hommes, l’un de ses disciples, Aulë, veut imiter son maître en façonnant les Nains. Il constate toutefois que ses créatures n’ont qu’un semblant de vie et suivent tous les mouvements de sa propre volonté, comme des robots. Ilúvatar désapprouve l’œuvre d’Aulë, qui se repent et lève son marteau pour la détruire. C’est alors que les Nains font un geste pour se protéger, signe qu’ils ne répondent plus à la seule volonté de leur maître. En effet, devant la pureté d’intention d’Aulë, Ilúvatar lui a pardonné et a donné une vie propre aux Nains. Au contraire, au moment de la destruction de Sauron, à la fin du Seigneur des anneaux, la tour du Mordor s’écroule, et les troupes se désorganisent, preuve qu’elles n’ont pas de volonté indépendante de leur « créateur ».
Dans une lettre, Tolkien distingue ainsi deux types de « magie » : celle des Elfes est « l’Art, délivré de beaucoup de ses limites humaines […]. Et son objet est l’Art, non le Pouvoir, la subcréation, non la domination et la déformation tyrannique de la Création ». En revanche, « l’Ennemi sous ses formes successives est toujours “naturellement” en proie au désir de la pure Domination, et ainsi est le Seigneur de la magie et des machines ». Dans sa conférence Du conte de fées, Tolkien associe cette seconde forme de « magie » à la « technique ». L’enjeu pour les « subcréateurs » est donc de ne pas s’approprier et déformer ce qui les entoure ou de créer de simples prolongements orgueilleux d’eux-mêmes, mais au contraire de mettre leurs connaissances et leurs talents au service de la beauté du monde qu’ils ont reçu.
Un art des « profonds enchantements »
Comment, dès lors, Tolkien répond-il au désenchantement contemporain diagnostiqué par Max Weber ? Non pas en proposant un monde imaginaire qui serait un agrégat de symboles et de messages cachés, à interpréter sur le mode de l’allégorie ; chez lui, les images vont au contraire au-delà de la métaphore : comme les Nains d’Aulë, elles gagnent une vie propre et, par leur mise en relation, en viennent à former un riche cosmos. Que les arbres puissent être des personnages à part entière, acteurs de la destinée de la Terre du Milieu, n’est ainsi pas anodin. Ce monde qui se visite, où les pierres et les arbres ne sont pas là par hasard et où les Nains et les Elfes les sculptent ou les cultivent, dessine un univers où, comme l’écrit Pierre Jourde dans Géographies imaginaires, « rien, aucun point, aucun rapport entre des points n[’est] gratuit ou insignifiant » sans pour autant en imposer une interprétation simple et fermée. La « magie » tolkiénienne redonne au lecteur le sentiment que le monde a du sens, mais un sens toujours mystérieux, toujours à déployer. C’est précisément là l’Enchantement dont parle Tolkien dans Du conte de fées : faire pénétrer, par l’art de la parole le lecteur ou l’auditeur, dans un monde où il y a une solidarité intime entre la terre reçue et l’activité humaine qui s’y déploie et la modèle en un univers riche de sens. En espérant que ce détour par l’imaginaire teinte et colore en retour notre propre rapport au réel…