« Au fond d’un trou vivait un Hobbit… » En tombant en 1937 sur ces quelques mots d’introduction aussi curieux que triviaux, les lecteurs du Hobbit, premier roman de Tolkien publié, se doutaient-ils de l’ampleur du voyage auquel ils étaient invités ? Dix-huit ans plus tard, après bien des péripéties, celui-ci les conduirait, dans les derniers chapitres du Retour du roi, aux côtés d’un autre Hobbit, sur les pentes noires de la montagne du Destin en éruption, pour contempler l’effondrement d’un empire dont rien, pourtant, ne semblait pouvoir arrêter l’expansion. Exploit parmi les exploits, cette victoire épique était le fait d’êtres en apparence insignifiants, débonnaires et casaniers, peu connus des vieilles chroniques, et qui auraient certes préféré se tenir en dehors du cours tumultueux de l’histoire.
Le succès du Hobbit a valu à J.R.R. Tolkien (1892-1973) une réputation durable d’auteur pour la jeunesse, de créateur d’une œuvre légère de divertissement et d’évasion. Le malentendu est entier. Non seulement Tolkien défend-il ardemment l’idée, dans l’essai Du conte de fées, que l’on peut à tout âge être friand de récits merveilleux, mais il considère encore que c’est mépriser les enfants que de ne pas leur offrir une littérature aussi mûre et profonde que celle destinée aux adultes. Plus encore, l’évasion, loin d’être un vice menant à la passivité, lui semble une forme de résistance : le prisonnier s’arrachant à sa prison manque-t-il de courage ? « L’évasion littéraire implique selon lui un refus de l’état du monde, elle est donc porteuse de ferments de changement », rappelle Anne Besson, qui nous a accordé un grand entretien pour ce numéro. En invitant des spécialistes et des lecteurs éclairés de l’œuvre à en déployer le sens, le 1 espère bien contribuer à son tour à faire résonner cette puissance d’inspiration du mythe tolkiénien.
Nourri par d’abondantes parutions posthumes et des retraductions vivifiantes, l’intérêt pour cette œuvre ne semble pas près d’être démenti, même s’il est parfois quelque peu malmené, entre les sursollicitations idéologiques – la Première ministre italienne Giorgia Meloni déclarant récemment y voir « un programme » – et un certain reformatage par les majors du divertissement. En témoigne encore cette année la sortie du second volet des Anneaux de pouvoir. La série, très libre, d’Amazon rend-elle justice à la hauteur de vue de Tolkien et aux questionnements que son univers adresse au nôtre ? Aux amoureux de l’œuvre de s’en faire une idée. Une chose est sûre : on ferait bien de se méfier de ces rêveurs ; sait-on jusqu’où l’espoir, le courage et le sens du devoir rapportés de la Terre du Milieu peuvent les mener ?