En quoi le régime juridique de l’Antarctique est-il exceptionnel ?

Il est exceptionnel parce qu’il repose sur un non-accord. Dès les années 1920, plusieurs États prétendent à une souveraineté sur l’Antarctique. Certains justifient cela par la proximité géographique, d’autres par des découvertes remontant au xixe siècle – la France revendique par exemple une partie du territoire antarctique à la suite de la découverte de la terre Adélie. C’est très classique. En droit, on appelle cela les « territoires sans maître ».

Au total, dans les années 1950, sept États ont exprimé des prétentions territoriales : l’Argentine, l’Australie, le Chili, la France, la Norvège, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni. Mais, parfois, les zones revendiquées se chevauchent, par exemple celles du Chili, de l’Argentine et du Royaume-Uni, sur la péninsule. D’autres États, enfin, estiment que personne ne doit s’approprier l’Antarctique.

Le déblocage va avoir lieu après l’organisation, en 1957-1958, de l’Année de géophysique internationale (AGI). Elle permet d’adopter une approche scientifique de l’Antarctique et est l’occasion de tenter de dépasser les convoitises territoriales. À la fin de l’AGI, les États-Unis proposent à onze États de réfléchir au statut de l’Antarctique : aux sept dits « possessionnés » s’ajoutent les États-Unis, l’URSS, le Japon, l’Afrique du Sud et la Belgique. Mais ils n’arrivent pas à se mettre d’accord sur un statut unique. Le traité sur l’Antarctique de 1959 établit donc le gel des prétentions territoriales et le principe de non-appropriation. Aucun autre territoire au monde n’est régi de cette façon, pas même dans l’espace ! En effet, « la Lune et autres corps célestes » appartiennent au patrimoine commun de l’humanité. Avec le traité sur l’Antarctique, au contraire, les États parties ne renoncent pas à leurs prétentions territoriales ; elles sont « gelées ».

Comment les États revendiquent-ils le territoire ?

On peut planter un drapeau, assez classiquement. Mais il faut aussi pouvoir démontrer qu’on occupe effectivement la zone, notamment en cas de différend devant la Cour internationale de justice. Avoir une station scientifique permanente peut constituer un élément, mais l’Argentine et le Chili ont été jusqu’à faire naître des enfants sur le territoire revendiqué, en y amenant des femmes enceintes.

Au-delà de la non-appropriation, quels sont les aspects inédits de la géopolitique antarctique ?

L’Antarctique est « à jamais réservé aux seules activités pacifiques », ce qui exclut notamment la militarisation et les essais nucléaires. Le traité garantit également la liberté de la recherche scientifique et encourage la coopération. C’est ainsi que la station franco-italienne Concordia a pu s’implanter sur le territoire revendiqué par l’Australie, dans un site choisi pour son intérêt scientifique. Par ailleurs, aucune activité n’est envisageable si elle n’a pas fait l’objet d’une étude d’impact sur l’environnement.

« L’Antarctique n’est pas un lieu de développement économique : il s’agit d’un territoire exceptionnel, avec un intérêt scientifique majeur. Il est important de préserver cela » 

On présente souvent l’Antarctique comme un Far West polaire, où chacun peut faire ce qu’il veut. C’est faux. Des personnes ont été sanctionnées pour être venues sans autorisation, d’autres pour avoir apporté des animaux. Toute activité en Antarctique peut se révéler dangereuse, la coopération est indispensable.

Les principes pacifiques ne peuvent-ils pas être contournés, par exemple en menant des activités militaires sous couvert de recherche ?

Le droit peut être contourné partout, l’Antarctique ne fait pas exception. Mais un autre aspect exceptionnel du traité de 1959, qui doit d’autant plus être souligné que cet accord a été conclu en pleine guerre froide, c’est le mécanisme d’inspection et d’observation qu’il met en place : tout État peut mener une inspection dans la station ou le navire d’un autre État.

Au fil des années, de nombreuses décisions sont venues renforcer le traité : une convention sur la protection des phoques, une autre sur la conservation de la faune et de la flore marines, mais également des mesures pour éviter l’importation d’espèces invasives, ou encore l’obligation de contracter une assurance pour venir en Antarctique.

Ces décisions sont prises par consensus, lors de réunions annuelles relatives au traité sur l’Antarctique qui rassemblent les 54 États parties. Parmi eux, 29 ont le droit de vote : les signataires initiaux du traité de 1959 et ceux qui ont été cooptés, au fil des ans, parce qu’ils menaient des « activités substantielles de recherche » en Antarctique. On y trouve par exemple la Chine, qui a établi sa première base en 1985, mais aussi les Maldives ou encore la République tchèque, intégrée en 2014. Qu’il possède dix stations ou aucune, chaque pays dispose d’une voix lors des votes. La règle du consensus peut faire durer les négociations pendant des années, mais une fois la décision prise, la mise en œuvre est facilitée.

Autre particularité, les décisions relatives à l’Antarctique reposent sur les conseils des chercheurs : telle activité envisagée dérangera-t-elle une colonie de manchots ? Tient-elle compte des risques liés aux crevasses dans la glace ? Il s’agit d’une diplomatie scientifique.

Quel enjeu représente l’Antarctique pour la France ? La portion revendiquée paraît bien petite par rapport à celle de l’Australie, par exemple.

C’est exact, mais on parle d’un continent plus vaste que l’Europe ! Cette portion de territoire représente presque la taille de la métropole. La France possède deux stations, dont une en commun avec l’Italie, et est reconnue pour sa recherche polaire de pointe.

Les glaces de l’Antarctique abritent-elles un eldorado ?

Là encore, il s’agit d’un fantasme. L’Antarctique abrite des ressources minérales, c’est certain. Il y a des millions d’années, avant la migration des continents, il se trouvait « accroché » à l’Australie, à l’Afrique et à l’Amérique du Sud. La continuité géologique veut donc qu’il recèle des ressources similaires : du charbon, du pétrole, du gaz, mais aussi du fer, du cuivre, du cobalt, de l’or ou de l’argent. Mais il est très compliqué d’évaluer leur abondance. Et, surtout, le droit atténue les convoitises : le protocole de Madrid, signé en 1991, interdit d’exploiter les ressources minérales de l’Antarctique, sauf à des fins de recherche.

L’histoire de ce protocole est intéressante : en 1988, un premier texte envisageait l’exploitation des ressources minérales à condition de respecter l’environnement. Mais les deux pôles ont subi des marées noires l’année suivante. Cela a souligné que, même très encadrée, l’exploitation des ressources représentait des risques, notamment lors du transport. Certains États, dont la France par la voix de Michel Rocard, se sont alors mobilisés pour que la convention n’entre pas en vigueur. Deux ans plus tard, le nouveau protocole instaurait cette sanctuarisation assez unique.

Celle-ci est-elle menacée à terme ?

Je nuancerais beaucoup ce qu’on peut lire à ce propos. Il est exact qu’en 2048, soit cinquante ans après l’entrée en vigueur du protocole de Madrid, les règles vont changer : il ne faudra plus l’unanimité pour le modifier. Cependant, même avec cet assouplissement, les conditions restent à mes yeux très protectrices. De la même façon, le principe de non-appropriation établi par le traité de 1959 n’a pas de fin. Cela ne signifie pas que les choses n’évolueront pas un jour. Il faut rester très vigilant. Mais les contraintes juridiques demeurent très importantes.

Vous semblez très confiante. N’est-ce pas naïf ?

Je crois au droit international : ce régime est exceptionnel et prévoit des garde-fous. Jusqu’ici, les États ont à peu près joué le jeu. Je participe aux négociations depuis des années, et il a été très peu question d’activités militaires, par exemple. On s’en préoccupe bien sûr, il ne faut pas oublier que ce sont des États. Mais il n’y a pas de volonté de conflit.

Pendant la saison 2019-2020, 74 500 touristes se sont rendus en Antarctique. Quel défi cela représente-t-il ?

Il faudrait continuer de renforcer la législation en matière de tourisme, d’autant plus qu’il se concentre dans le temps – quelques mois par an – et dans l’espace – sur la péninsule. Qu’il consiste à voir les baleines, les manchots ou les glaciers, il peut occasionner des nuisances.

Les règles de base restent en vigueur : implanter une base de plongée nécessite d’évaluer son impact environnemental. Les navires ont interdiction d’utiliser du fioul lourd (le même que transportait l’Erika) car il est difficile à nettoyer en cas de pollution. Mais il arrive que certains trouvent des failles, comme ce navire russe qui a été secouru en 2014 tandis qu’il s’était coincé dans les glaces : non seulement il n’avait pas toutes les autorisations, mais il affichait une activité scientifique alors que de nombreux touristes étaient à bord. L’Antarctique n’est pas un lieu de développement économique : il s’agit d’un territoire exceptionnel, avec un intérêt scientifique majeur. Il est important de préserver cela. 

 

Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER