Que s’est-il vraiment passé au Rwanda en 1994 ?
C’est fascinant de voir que les interrogations et les polémiques, longtemps après, ne se concentrent que sur cette année tragique. Comme si les procureurs autoproclamés de la France voulaient occulter la genèse, qui remonte à l’année 1990, lorsque Kagamé, soutenu par l’armée ougandaise, envahit le Rwanda pour reprendre le pouvoir perdu par les Tutsis en 1962. Mitterrand comprend alors tout de suite que les Hutus très majoritaires (85 %) ne vont pas se laisser déloger et donc que cela va tourner aux massacres. Il estime qu’il lui faut donc réagir, sans compter que ne pas le faire voudrait dire que la garantie de sécurité assurée par la France en Afrique ne vaut plus rien. C’est pourquoi il soutient militairement l’armée rwandaise pour l’aider à tenir au nord sa frontière avec l’Ouganda, mais à condition que Kigali donne des contreparties : sur le retour des réfugiés (Tutsis), le respect des droits démocratiques, la place de l’opposition. Il y a donc un volet militaire et un volet politique.
La cohabitation de 1993 change-t-elle la donne ?
Pas du tout. Balladur, Juppé et Léotard sont convaincus par la ligne Mitterrand et ils la poursuivent, avec quelques adaptations dues à Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères. Celui-ci s’investit dans la négociation des accords d’Arusha que, sous notre pression, Tutsis et Hutus finissent par signer. Soulagement général. On pense avoir évité le pire, une sanglante guerre civile. On retire donc l’essentiel de nos troupes.
La France pense alors que la question rwandaise est réglée ?
Tout le monde. Seules quelques voix isolées préviennent que même si les Hutus ont signé, ils ne lâcheront rien. Et que, en face, le FPR, le Front patriotique rwandais de Kagamé, a fait semblant d’accepter, alors qu’en réalité il veut bien plus que récupérer une partie seulement du pouvoir dans un compromis imposé par la France : il veut tout. Mais nul n’accuse alors la France d’avoir mal agi. Au contraire ! Les Africains, les autres pays occidentaux sont heureux que nous ayons désamorcé ce conflit.
Tout change en 1994 ?
Oui, survient l’attentat qui abat l’avion du président Habyarimana, le 6 avril 1994. Mitterrand me dit le jour même : « C’est épouvantable, ils vont s’entretuer. Tout ce qu’on a fait depuis 1990 est fichu. » Quels que soient les auteurs de l’attentat, le président comprend qu’ils veulent briser le compromis imposé par la France. Soit il s’agit des extrémistes hutus qui n’acceptent pas que Habyarimana, sous la pression de la France, ait consenti à un partage du pouvoir. Soit c’est le clan de Kagamé qui ne veut pas d’un demi-succès. Dans les deux cas, c’est un refus du compromis français. Une dimension que les controverses ultérieures n’ont jamais prise en compte.
Le Rwanda devient une affaire de premier plan. Les massacres se transforment en génocide. Est-ce que la France doit revenir pour essayer de limiter les massacres ? Le président se pose la question. Juppé, au Quai d’Orsay, y est favorable. Il est le premier à employer le mot de génocide. L’armée est en revanche très réticente. Mitterrand estime qu’on ne peut y aller seuls. Il charge Juppé d’obtenir un mandat des Nations unies. Un temps long se passe, pendant que les massacres s’amplifient, car au Conseil de sécurité, malgré l’action de Juppé, aucun membre permanent ne veut s’engager. Après leurs pertes humaines récentes en Somalie, les Américains renâclent. Finalement, Juppé obtient l’arbitrage de Mitterrand : on y va, avec la caution de l’ONU, mais tout seuls. L’opération Turquoise commence, enfin, le 22 juin 1994. Rien à voir avec les interprétations extravagantes ultérieures données sur cette opération. Ce qui a été tenté a été honorable de bout en bout. Si on peut reprocher une chose à la France, c’est paradoxalement une forme de naïveté après la signature des accords d’Arusha.
En quoi ?
Après les accords d’Arusha, vu la fragilité de la situation et les arrière-pensées des signataires, n’aurait-il pas fallu maintenir une présence militaire renforcée pendant plusieurs années ? On ne l’a pas fait, au contraire. Évidemment c’est facile à dire après. Toujours est-il que personne ne soulève cette question… et qu’elle est justifiée.
Pourquoi a-t-on assisté à ce déchaînement contre la France ?
Longtemps, j’ai cru que l’action de la France serait comprise. Elle avait fait ce qu’elle avait pu, en secouriste honorable mais impuissant. Je ne m’attendais pas à la tournure insensée prise ensuite par les controverses ! C’était impensable. Pourtant plusieurs forces se sont conjuguées dans ce sens : l’action d’ONG radicales, de groupes qui avaient toujours dénoncé systématiquement la politique française en Afrique, qui jugeaient ignoble en soi d’avoir une politique africaine, et ont entretenu un climat de culpabilité, et se sont rués sur le drame rwandais. Par ailleurs, certains Belges – gênés par le piteux héritage laissé par leur pays en 1962 – n’étaient pas mécontents de pouvoir mettre en cause la France. Et puis il y a eu le jeu personnel de Kagamé qui a eu besoin de construire un récit des événements dans lequel il apparaît uniquement comme un sauveur, celui qui a pris le pouvoir pour arrêter le génocide. S’il n’était pas parvenu à imposer cette lecture, cela aurait voulu dire qu’il avait pris le pouvoir grâce au génocide ! C’était, et cela reste, inassumable pour lui. Il a donc tout fait pour imposer la thèse selon laquelle la France est fautive depuis le début (même sans motifs), et donc tout fait pour que l’on oublie les offensives répétées du Front patriotique rwandais contre le Rwanda à partir de 1990. Or ce sont ces attaques qui ont entraîné l’évolution génocidaire du système rwandais. Depuis, il s’est employé à réduire au silence ou à discréditer ceux qui démontaient sa version des faits.
Les médias ont-ils soutenu la version de Kagamé ?
Notamment. Il y a aussi des chercheurs, des ONG, ainsi que des gens honnêtes, bouleversés par la tragédie… Dans plusieurs médias français importants, il y a souvent eu un journaliste ayant des comptes à régler avec son pays, l’armée ou Mitterrand, qui accusait la France de tout. Les rédactions n’y croyaient pas, mais laissaient dire. Les mêmes journalistes ne se sont jamais intéressés à décrire la stratégie léniniste mise en œuvre par Kagamé avant 1994 – on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs –, ni ce qui a eu lieu ensuite. L’idée que la France avait mal agi s’est ainsi installée dans les esprits car il n’y a pas eu de contre-feux, et elle perdure injustement. Exemple : la controverse sur l’opération Turquoise (l’envoi de troupes françaises au Rwanda à des fins humanitaires en juin 1994) ne tient jamais compte de la séquence 1990-1993 ! Ni du rapport parlementaire Quilès-Cazeneuve de 1998 sur le Rwanda, parfaitement honnête ! Les mêmes procureurs de la France ignorent aussi ce qui s’est passé après 1994 : le durcissement du régime Kagamé, la fuite d’anciens proches de Kagamé qui affirment que ce sont eux qui ont abattu l’avion. Rien là-dessus dans les médias français ! Il en va de même des considérations de la plus haute instance judiciaire espagnole démontrant le 6 février 2008 comment Kagamé et le FPR, depuis l’Ouganda, avaient déstabilisé volontairement le Rwanda par des provocations délibérées pour entraîner des massacres qui justifieraient leur intervention. Les dénonciateurs sont de parti pris. Malgré tout, une émission de la BBC a raconté tout cela.
Qu’a-t-on reproché à Turquoise ?
On a affirmé qu’après l’attentat contre l’avion de notre « complice » Habyarimana, la France avait envoyé des troupes pour protéger ses « amis génocidaires » ! En attendant deux mois ? C’est absurde. Imaginons que la France ait joué le rôle affreux qu’on lui prête, aurait-elle passé des semaines à agiter le grelot au Conseil de sécurité, et à attendre que les États-Unis s’engagent ? Non. Elle aurait envoyé aussitôt les forces spéciales pour exfiltrer ces fameux génocidaires ! Présenter Turquoise comme une opération visant à les sauver est scandaleux, faux et idiot. Mais cela a circulé sans fin.
Êtes-vous convaincu de la culpabilité de Kagamé dans l’attentat contre l’avion ?
En 1995, on n’en savait rien. Avec les années, ma conviction s’est renforcée que c’est probablement Kagamé.
Pourquoi ?
À cause de son comportement ultérieur. De la façon dont il s’acharne à proclamer que la France est coupable. À cause, surtout, des témoignages de ses anciens proches qui l’ont lâché et qui ont porté contre lui, au péril de leur vie, des accusations de plus en plus précises sur le rôle du FPR dans l’attentat. Depuis dix ans, plus les dirigeants français étaient faibles ou gênés, au grand désespoir de l’armée, plus Kagamé durcissait ses attaques. Je mets à part Juppé, pour qui Kagamé était quelqu’un à qui on ne serrait pas la main. Kagamé – que j’ai rencontré deux fois quand j’étais ministre – est passé dans son discours accusateur du « rôle très lourd de la France » à sa « responsabilité », de sa « complicité » à sa « culpabilité ». La réouverture récente en France du dossier judiciaire sur l’attentat a rendu Kagamé furieux. Il semble bien qu’il ait tout fait pour neutraliser ses anciens proches, chefs d’état-major et des services secrets, qui avaient parlé. Il en a fait éliminer plusieurs. L’un d’eux a disparu au Kenya après avoir informé le juge Trévidic qu’il était prêt à témoigner. Kagamé a besoin de l’oubli et de l’impunité. Pour lui, il était donc crucial que les juges actuels prononcent un non-lieu. Ils n’ont pas pu le faire.
Quelle vérité faudrait-il rétablir dans ce dossier si complexe ?
Cesser les réquisitoires staliniens. Accepter d’entendre sans a priori l’autre thèse, le récit de ce que la France a tenté depuis le début, de 1990 à 1993, quitte à penser qu’on n’aurait peut-être pas dû y aller. Prendre en compte aussi ce qui s’est passé depuis 1994, les éléments nouveaux liés à Kagamé, à sa politique, à ses déclarations et à celles de ses anciens proches. Cesser de ne se focaliser que sur le génocide, et l’opération Turquoise, avec pour seul objectif d’incriminer la France au détriment de tout autre objectif. Prendre en compte les nombreuses réfutations factuelles et précises. J’ose espérer que le moment est peut-être venu d’une approche historique objective et dépassionnée. S’il y a une leçon à tirer, c’est de réfléchir de façon réaliste aux conditions de nos interventions. Je pense à 1990, pas à 1994.
Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO