L’histoire est parvenue à moi sous l’apparence familière du fait divers. Nous sommes en février 2018. Un filet d’informations s’échappe du flux bouillonneux de l’actualité. Un homme a été arrêté, il est soupçonné d’avoir agressé sexuellement et violé des dizaines et des dizaines de femmes durant trente ans, le matin, sur la route entre son domicile et son travail, le long d’une rivière que l’on appelle la Sambre, dans le Nord de la France. L’homme est de ceux que l’on prétend sans histoires, père de famille tranquille, ouvrier apprécié de ses collègues, président du club de foot de son village. Il est l’un des plus importants violeurs en série jamais arrêtés en France. Voilà pour le fait divers. Un fait de nature criminelle qui a quelque chose d’exceptionnel. Ici son ampleur. 56 femmes, peut-être plus. Trente ans. 27 kilomètres.
Les dimensions sont aussi glaçantes qu’incohérentes. Comment cet homme a-t-il pu agresser sexuellement et violer autant de femmes aussi longtemps sur un si petit territoire ? C’est avec cette question sans réponse que je monte pour la première fois dans un train pour Maubeuge au mois de juin 2018. Dino Scala est alors en prison depuis plusieurs mois et l’attention médiatique autour de lui s’est assoupie.
Une lente descente dans les anfractuosités de notre société
Le fait divers est un genre médiatique, ou plutôt un sous-genre, cette catégorie que l’on ne sait où ranger, qui répond à des codes narratifs précis. Le criminel en est le personnage principal. Sa ou ses victimes, les personnages secondaires. Cette affaire n’échappe pas à la norme et à sa hiérarchie. Le fait divers est à son nom à lui, « le violeur de la Sambre ». Ses victimes, qui se comptent par dizaines, sont, elles, invisibles. Elles n’ont ni nom, ni histoire, ni visage. Mais ce sont elles qui m’intéressent. Je raconterai donc ce fait divers par son envers.
Ces femmes ne se connaissent pas. Elles ne se ressemblent pas. Elles sont retraitée, infirmière, ouvrière, agent d’entretien, aide à domicile ou femme au foyer. La plus âgée est maintenant septuagénaire. La plus jeune n’a pas vingt ans. Mais elles ont une histoire commune. Il y a dix, vingt ou trente ans, leur vie s’est brisée sur le bord d’une route, cette D959 qui suit le cours de la Sambre d’Aulnoye-Aymeries jusqu’à la frontière belge… Au fil de mes entretiens, je découvre des biographies sculptées par la peur, des vies atrophiées, parfois réduites à une forme de survie psychologique. Mais sur cette souffrance se greffe une colère. Dans le récit de ces femmes revient presque systématiquement un autre traumatisme, celui de ne pas avoir été entendues, et parfois même de ne pas avoir été crues par la police. Plusieurs d’entre elles utiliseront l’expression de « deuxième viol ». En les écoutant, je comprends que cette affaire de la Sambre raconte une histoire plus grande, elle déborde de son propre cours. Elle n’a pourtant jamais été racontée. L’histoire de ces femmes n’existe pas.
La criminalité sexuelle, qui occupe pourtant une part importante de l’activité de la police et de la justice, est longtemps restée absente du récit médiatique
Dans les archives de la presse locale où je vais passer de longues journées, et dans laquelle le fait divers est un genre majeur, je ne retrouve en effet quasiment aucune trace de ces viols. La criminalité sexuelle, qui occupe pourtant une part importante de l’activité de la police et de la justice, est longtemps restée absente du récit médiatique. Elle est tue, confinée à la sphère de l’intime. Comme si elle ne regardait personne. Comme si cela n’était pas arrivé.
Toutes ces femmes, pourtant, ont parlé. Elles ont porté plainte, pour la plupart. Elles ont raconté leur histoire à des policiers. Je me penche sur cet autre récit, celui qu’a produit l’institution policière. La lecture les unes après les autres des plaintes et des mains courantes, ces pelures de procès-verbaux noircis par le temps, sont le début d’une lente descente dans les anfractuosités de notre société, celles où se loge le sort réservé aux femmes victimes de violences sexuelles. Je bute sur des qualifications. « Attentat à la pudeur » au lieu de « viol ». Je bute sur les mots. « Il lui a peloté les seins. » « Il lui a proposé de faire l’amour. » Je bute sur des questions. « Qu’est-ce qui me dit que tu ne mens pas ? » Je bute sur les réponses. « Je vous jure que je dis la vérité. » Combien de plaintes ai-je parcourues ? Peut-être une centaine. Certains cas seront attribués à Dino Scala, d’autres seront écartés, d’autres encore font désormais l’objet d’une nouvelle enquête. Une centaine de dépôts de plaintes prises dans une poignée de commissariats et quelques gendarmeries contigus, cela ne vaut pas statistique mais cela permet d’ausculter les dysfonctionnements d’un système, de les comprendre. De sortir du fait divers pour s’interroger sur ce qu’il nous raconte d’une société. Ici, du traitement des victimes d’agression sexuelle et de viol ces trente dernières années, depuis la fin des années quatre-vingt jusqu’à notre ère, l’ère #MeToo. Ce sera l’objet de mon enquête.
Nommer ces violences pour ce qu’elles sont
Le violeur de la Sambre a été arrêté en février 2018, au début de cette révolution féministe qui interroge, entre autres choses, le récit médiatique des violences sexuelles. Et conduit à une autre lecture du fait divers. Lecture qui consiste justement à extirper les crimes contre les femmes du fait divers. Les sortir du romanesque pour les replacer dans le politique. Nommer ces violences pour ce qu’elles sont. Un féminicide et non un crime passionnel, par exemple. Cette lecture féministe du fait divers renverse naturellement les perspectives de narration. Elle s’intéresse davantage aux victimes qu’aux auteurs. Elle cherche à décrypter non pas la mécanique de la violence mais celle d’une société qui ne sait ni l’empêcher, ni la traiter, qui parfois l’engendre ou la tait. Une lecture féministe du fait divers est une remise en cause du genre.