Les interventions politiques et médiatiques qui évoquent le risque que le RN parvienne au pouvoir focalisent leur attention sur le caractère inédit dans notre histoire politique de voir un parti d’extrême droite et son dirigeant, Jordan Bardella, conduire le gouvernement de la République. Cet argument passe cependant sous silence une autre réalité, également inquiétante : celle de la compétence du capitaine. L’âge du possible Premier ministre est certes cité comme une indication de son inexpérience, mais le fait que celui-ci n’ait jamais obtenu de diplôme du supérieur, qu’il n’ait jamais travaillé, ne semble pas retenir l’attention des principaux commentateurs. Comme si la virginité de son CV était une garantie de sa proximité avec les électeurs qui le plébiscitent. 

Cet angle mort de la campagne est révélateur d’une certaine conception de la politique qui s’est imposée au fil des années. Celle d’une activité consistant à réaliser des performances oratoires pour convaincre et séduire les électeurs, à s’exprimer avec aisance devant les caméras et à transformer les réseaux sociaux en fan-club. Cette tendance de fond ne manque pas d’inquiéter, tant elle concerne l’ensemble des forces politiques. Après tout, Emmanuel Macron n’a-t-il pas été élu en 2017 en surfant sur cette impression de virginité ? Et que dire de Gabriel Attal, nommé Premier ministre à 34 ans alors que son expérience du monde professionnel se limitait à son activité politique ? 

« La politique c'est aussi gouverner un pays »

Il est pourtant essentiel de rappeler une évidence que beaucoup semblent avoir perdue de vue : la politique ne se limite pas à gagner des campagnes électorales. Il s’agit aussi de gouverner un pays. La charge de Premier ministre est infiniment lourde et technique. Elle consiste essentiellement à conduire, loin des caméras, des politiques publiques dont les conséquences sont majeures dans la vie quotidienne des Français. Elle implique un pilotage habile de l’action publique sous le feu de contraintes diverses, une capacité d’anticipation sur des sujets déconnectés du temps médiatique ou des attentes immédiates de l’opinion, mais aussi, et surtout, une indépendance par rapport aux pressions, aux lobbys, voire aux idéologies, afin d’œuvrer pour le bien commun. 

L’incapacité à appréhender cet enjeu essentiel de la vie publique témoigne d’une conception déréalisée de la politique, nourrie par des récits médiatiques qui survalorisent les coups politiques, les petites phrases, la description des coulisses du pouvoir et les stratégies individuelles sur le management public, beaucoup plus aride. Associée à la personnalisation extrême de notre vie politique, une telle tendance accroît l’irresponsabilité paradoxale des électeurs. Ceux-ci en veulent aux acteurs politiques en place pour leur échec à transformer leur vie, tout en étant prêts à les remplacer par d’autres beaucoup moins compétents, espérant que ceux-ci soient en mesure de régler des problèmes de plus en plus complexes. 

D’où cette interrogation en forme de boutade que l’on retrouve sur les réseaux sociaux des jeunes générations opposées au RN : si un patient atteint d’une maladie très grave devait choisir un médecin, serait-il prêt à mettre sa vie entre les mains de celui qui ne dispose d’aucun diplôme ni d’aucune expérience pour le soigner ? Le fait que cette question ne semble plus se poser pour une partie croissante de l’opinion en dit long sur le niveau d’affaissement de notre démocratie, et sur notre rapport au réel.