Il y a souvent une confusion, lorsqu’on évoque la philosophie de Paul Ricœur, qui consiste à voir son idée du compromis comme une position médiane, un peu molle. Le titre d’un de ses ouvrages est évocateur : Le Conflit des interprétations (Seuil, 1969). Il est, à l’opposé du stéréotype du philosophe œcuménique, un philosophe de la pensée des conflits, voire de la riposte. Il ne s’agit pas simplement de concilier ou de mélanger deux positions contraires – c’est d’ailleurs là que, dans sa reprise du « en même temps », Emmanuel Macron, qui fut un proche, a commis un lourd contresens. Ricœur a une pensée de l’aporétique qui revient à articuler deux positions inconciliables qu’il est pourtant indispensable de penser ensemble, non dans un entre-deux mou, mais en maintenant la radicalité des idées de ces pôles contradictoires. C’est une éthique du compromis, pas de la compromission, qui passe par des médiations nécessaires. Sur la question du temps par exemple, centrale dans son œuvre, il a cherché à réunir le temps intime, psychologique d’un côté, et le temps cosmologique, universel de l’autre. Pour les penser ensemble, la médiation s’appelle le récit : ce dernier permet de créer un pont entre les deux pôles, psychologique et cosmologique, pour échapper à leur contradiction – c’est l’objet de sa trilogie Temps et récit (id., 1983-1985). Dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli (id., 2000), il pense cette fois le rapport entre le « trop plein » et le « trop peu » de mémoire, au cœur du travail de l’historien. Il propose une phénoménologie des mémoires qui les articule en respectant les natures différentes de l’histoire comme quête de vérité et de la mémoire qui relève de la fidélité.

Il est vrai que la situation de la société moderne, et les choix à prendre sur le plan social sont de plus en plus difficiles – ce qu’Edgar Morin appelle la complexité. Et au soir de sa vie, Ricœur a souvent dit que le choix n’était plus de manière manichéenne entre le blanc et le noir, mais entre le gris et le gris. Toutefois, ne nous y trompons pas : il y a, au sein de ces gris, des nuances fondamentales. Dans son éthique du compromis, ce qui prévaut éminemment, c’est le souci de la vie bonne, de la finalité de l’existence qu’il reprend à Aristote, dans son Éthique à Nicomaque, ainsi qu’à Hannah Arendt. Cette dimension doit pousser à prendre des décisions qui vont vers le bon, vers le juste, cette vie bonne dans des institutions justes qu’il définit comme un compromis « entre le légal et le bon ». Et cela passe concrètement chez lui par un approfondissement de la démocratie, du dialogue, de l’intersubjectivité – ce que le sociologue Jürgen Habermas appelle l’« agir communicationnel ». Ricœur ne se contente pourtant pas de l’aspect procédural, de la qualité d’argumentation ; il ajoute à ces règles du débat dans l’espace public la dimension de véhémence ontologique qui définit les convictions de chacun. Il ne s’agit pas de faire des choix dans le vide sur des bases purement formalistes, mais de partir d’une éthique de conviction. Le compromis selon Ricœur passe donc par le conflit, par la confrontation de positionnements différents. 

Ce qui peut faire songer à une pensée du compromis chez lui, c’est que cette éthique est animée par un espoir, un horizon d’attente qui est ce que Ricœur appelle la sagesse pratique. Il s’inspire là des travaux sur la justice de John Rawls, qui insiste sur le consensus par recoupements, ou « consensus dissensuel » : il ne s’agit pas de nier les conflits, ils sont là, mais de les faire œuvrer au progrès vers la justice. Il importe non pas de conclure n’importe quel type de compromis, mais de privilégier les choix qui tendent à favoriser la vie bonne, les institutions justes, à réduire les inégalités sociales. Le compromis lui-même n’est pas un horizon absolu, c’est un moyen d’échapper à la violence et d’œuvrer pour le bien commun.

Un volume fondamental de son œuvre a pour titre Soi-même comme un autre (id., 1990). C’est une autre clé importante de sa pensée : la reconnaissance de l’altérité, et donc la nécessité d’une démocratie qui admette les différences et qui soit plus horizontale – alors que, depuis plusieurs années, nous sommes en pleine verticalisation. Ricœur était favorable à un approfondissement de la démocratie, par la pluralisation des organisations démocratiques en fonction des lieux, des diverses professions et de la complexité des questions, pour qu’il y ait une responsabilité assumée devant les citoyens. Pour lui, la démocratie ne peut se réduire à une convocation tous les cinq ans du corps électoral. Pour être tangible, elle doit démultiplier les organisations qui la font vivre au quotidien chez les citoyens : associations, ONG, etc. Cette logique démocratique approfondie aurait pu faciliter l’établissement de compromis reposant avant tout sur l’écoute de l’autre, sur la confiance dans la véracité du propos de l’autre qui fonde l’autorité de son discours, à condition que ce discours soit en adéquation avec ses actes. Ce qui implique la reconnaissance des appartenances de chacun, de ses croyances. Bien sûr, un rapprochement est possible, souvent même souhaitable, mais dans le respect des différences. Prenez la question complexe de la laïcité : Ricœur était résolument hostile à un laïcisme d’État et favorable à une laïcité de confrontation, qui fasse advenir une reconnaissance de l’autre comme autre. 

Conversation avec J.B.