Ma mère est morte infectée par le Covid-19 dans la nuit du 29 mars, dans la petite chambre de l’Ehpad dont chaque centimètre carré de mur était parsemé de photos, datant, pour certaines, depuis bien avant les années 1930 qui l’avaient vue naître.
Lorsque le coronavirus a étendu ses griffes sur le monde, cette maison si accueillante est devenue un camp retranché. Confinement strict dans les chambres, plus de visites, plus d’activités communes, plus de repas partagés. Seuls quelques contacts virtuels par Skype étaient encore autorisés. J’ai joué le jeu, j’ai vu ma maman s’étioler sous mes yeux, elle ne regardait pas l’écran, elle ne comprenait pas où était ce fils dont elle entendait la voix, ne reconnaissant plus tous ces prénoms familiers que j’égrenais pour lui donner des nouvelles.
Trois semaines après le début du confinement, le virus est sournoisement entré dans l’établissement malgré les barricades. Ma mère a été la première atteinte. J’ai foncé, et nul n’aurait pu arrêter ma détermination. Mon statut de médecin, dont elle était si fière, m’a ouvert ces portes closes.
Les couloirs, les salles communes étaient vides. De pauvres fantômes désarticulés, échappés de leur chambre, y erraient, hagards. Le personnel hébété, en tenue de scaphandrier, visiblement épuisé, effondré par ce tsunami, faisait au mieux pour secourir les uns et les autres.
Recroquevillée sur son lit, ma mère a retrouvé son sourire radieux dès qu’elle m’a vu entrer dans la pièce. Sa respiration saccadée a repris un rythme régulier. Nous avons pu le lendemain avec ma fille, elle aussi médecin, passer avec elle une des plus douces journées de notre vie, elle était si calme, elle émergeait de la nuit de la démence où la solitude l’avait confinée, elle se régalait de notre conversation. Nous l’avons laissée tranquille et apaisée. Elle s’est éteinte doucement dans la nuit. Depuis, une quinzaine de pensionnaires sont morts, seuls.
Nous avons tous vécu un moment terrible, un moment intense, une crise au sens fort du terme, lorsque toutes les valeurs sont chamboulées. Nous avons réalisé paradoxalement, à travers ce confinement, à quel point le lien, depuis le premier cri de l’enfant jusqu’aux soins des corps vieillis au seuil de la mort, est notre premier oxygène.
Nous avons besoin de chair, de contact sensoriel, d’expressivité, et plus nous sommes âgés et enfermés dans la prison de notre corps, plus le corps de l’autre nous est indispensable, cette main que l’on serre, ce visage que l’on caresse, cette voix qui apaise. Tout cet accordage émotionnel avec ceux qui nous sont familiers, nous ne pouvons nous en passer.
Tant de patients me disent aujourd’hui n’avoir jamais ressenti aussi fortement et aussi charnellement la communauté de destin de toute l’humanité. Tant de parents, de grands-parents sont morts seuls, privés de ce lien pourtant vital jusqu’au dernier souffle…
Je déteste l’expression « faire son deuil » qui suppose un chemin balisé pour intérioriser la mort, mais tout de même, je pense que ce que ce virus a fait vivre aux familles, et au personnel soignant qui assiste à ces drames, est de l’ordre de l’inhumain. Et que l’indispensable hygiénisme ne doit pas nous faire perdre de vue notre élémentaire humanité, celle de veiller ceux qui nous ont mis au monde. À trop protéger la vie, on la rend invivable.
Je souhaite à tous ceux qui ont perdu un aïeul, dès que cela leur sera possible, de se réunir, d’organiser des cérémonies, de préparer des textes, des poèmes, des hommages, des films, des photos. Il sera trop tôt pour se serrer les uns contre les autres et s’embrasser, mais la circulation des rires et des larmes pansera bien des plaies.