ISLA NEGRA, CHILI. Elle était son paradis sur terre. Une vaste cabane de marin faite de pierre et de bois, dressée sur une plage de rochers noirs. Isla Negra, l’« Île noire » en français, était le refuge que Pablo Neruda (1904-1973) partageait avec sa bien-aimée, Matilde Urrutia. Aucun bateau pour s’y rendre. Nichée à la marge du continent, elle était son île imaginaire, un lieu sacré où le poète s’isolait pour écrire son Chant général. L’océan Pacifique, devant lequel il aimait travailler, donnait à sa poésie son mouvement de vague, de ressac. Isla Negra devait être aussi son paradis éternel. « Mes compagnons, avait-il écrit bien avant sa mort, enterrez-moi à l’Île noire, face à la mer que je connais, face aux âpres surfaces de pierres et de vagues que mes yeux perdus ne reverront jamais. » Quarante ans après son décès, aux prémices d’un hiver austral, c’est de ce havre glacé que Pablo Neruda a été arraché. Le 8 avril 2013, sous une tente blanche de l’institut médico-légal chilien, le corps du poète était exhumé à l’abri des regards pour la quatrième fois. Divisés, emballés, étiquetés, les restes de son corps ont ensuite été répartis aux quatre coins du monde. Depuis une décennie maintenant, dans les laboratoires de différents pays, des scientifiques mandatés par la justice chilienne tentent d’élucider un mystère : de quoi est véritablement mort Pablo Neruda ?

De quoi est véritablement mort Pablo Neruda ?

 

L’obstination d’un chauffeur 

Au moment où disparaît son poète fétiche, le 23 septembre 1973, le Chili entame tout juste l’un des chapitres les plus sombres de son histoire. Douze jours plus tôt, le général Augusto Pinochet a renversé la république chilienne. Acculé par son armée, le président socialiste Salvador Allende s’est donné la mort avec son propre fusil d’assaut – celui que lui avait offert Fidel Castro, selon la version officielle, aujourd’hui remise en cause. Par dizaines de milliers, ses sympathisants sont désormais chassés, kidnappés, torturés, souvent tués dans divers lieux de Santiago, comme le Stade national. Fervent communiste, sénateur et ancien candidat à l’élection présidentielle, le Prix Nobel de littérature de 1971 est dans le collimateur de la junte. Isla Negra est vandalisée par des militaires à la recherche de preuves de l’existence d’un complot marxiste, le soi-disant « plan Z ». Pour le mettre en sécurité, son médecin traitant l’hospitalise dans un établissement privé et réputé de la capitale, la clinique Santa Maria. Le séjour est censé être bref. Son évacuation du pays, organisée par l’ambassadeur du Mexique, doit avoir lieu le 22 septembre. Pablo Neruda, soucieux de récupérer quelques livres restés dans sa bibliothèque à Isla Negra, demande à décaler son départ de deux jours. Le poète ne quittera finalement jamais le Chili de son vivant. Quelques heures après s’être plaint par téléphone à Matilde d’une mystérieuse injection dans le ventre, il s’éteint sur son lit d’hôpital. Étrangement, son certificat de décès ne fait état d’aucune piqûre : Pablo Neruda a officiellement succombé au cancer de la prostate dont il souffrait, de métastases et d’une cachexie cancéreuse, à savoir un état d’affaiblissement extrême et de malnutrition sévère. 

Manuel Araya, son chauffeur et assistant personnel, a toujours contesté la véracité des causes rapportées dans ce document. Coïncidence frappante : il raconte que, le soir de la mort de Pablo Neruda, un médecin de la clinique Santa Maria lui a demandé d’aller récupérer, en banlieue de Santiago, un médicament dont le poète avait besoin. Sur la route, il est kidnappé et emprisonné au Stade national. C’est dans le centre de torture improvisé qu’il apprendra la mort de son patron, plusieurs jours plus tard. Son témoignage, qu’il répéta inlassablement toute sa vie à qui voulait bien l’entendre, est à l’origine d’un dépôt de plainte du parti communiste en 2011 et de l’ouverture d’une enquête toujours en cours. 

Que s’est-il vraiment passé dans la chambre 406 de la clinique Santa Maria, le 23 septembre 1973 ? La question hante Laurie Fachaux-Cygan depuis une décennie. La Française est l’une des seules journalistes au monde à avoir eu accès au dossier d’instruction. Elle vient de publier aux éditions de l’Atelier Chambre 406 : l’affaire Pablo Neruda, un ouvrage dans lequel elle tente de retracer les derniers jours du poète, tout en mettant en lumière les difficultés de l’affaire. « L’état de santé de Neruda avant sa mort n’est pas clair, les témoignages se contredisent », rapporte la journaliste qui a épluché des centaines d’archives. Selon certains proches, le poète était très affaibli, au point d’être contraint de rester au lit lorsqu’il avait de la visite. Matilde Urrutia, elle, affirmait que Pablo Neruda se portait bien et que, malgré son cancer, les médecins avaient donné au poète six ans à vivre. Sinon, pourquoi aurait-elle peu auparavant acheté un terrain à l’est de Santiago et commencé à y faire construire une maison pour les vieux jours de son mari, loin de l’humidité d’Isla Negra ?

 

Autre fait troublant : les deux personnes qui étaient aux côtés de Pablo Neruda les jours ou les heures précédant sa mort ne s’accordent pas sur plusieurs points, notamment la datation des événements. Alors que Matilde Urrutia affirme avoir fait le 22 septembre, avec Manuel Araya, un aller-retour à Isla Negra pour récupérer les effets personnels de son mari, le chauffeur, lui, dit que le voyage a eu lieu le 23 septembre. Une seule chose est sûre : le poète a bien reçu une piqûre à l’estomac. De quoi, par qui, et dans quel but ? Le secret reste entier. 

Une seule chose est sûre : le poète a bien reçu une piqûre à l’estomac

« L’affaire Pablo Neruda est un véritable polar », dit Laurie Fachaux-Cygan. La journaliste s’est notamment intéressée aux archives de Colonia Dignidad, une enclave allemande située au sud de Santiago, à une quarantaine de kilomètres de Parral, la ville de naissance du poète. Une communauté d’immigrés y vivait depuis 1961 en parfaite autarcie et sous le commandement de Paul Schäfer, gourou pédophile et ancien brancardier de la Wehrmacht. La secte est connue, entre autres, pour avoir collaboré avec la junte militaire en participant à des séances de torture. « J’ai découvert que Pablo Neruda était fiché par la secte, explique la reporter. On a retrouvé, enterré sur place, un dossier à son nom. » Un dossier vide. « Plus on progresse, plus on s’interroge, dit-elle. Dans cette enquête, un mystère en appelle un autre. »

Cinquante ans plus tard, démêler le vrai du faux se révèle presque impossible. Les principaux témoins ont quasiment tous disparu. Matilde Urrutia, qui n’a jamais défendu ouvertement la thèse de l’assassinat, est morte en 1985. Manuel Araya, qui s’était juré de ne pas quitter cette terre avant que justice soit faite pour celui qu’il appelait affectueusement Pablito, est décédé tout récemment, en juin 2023. D’autres personnages clés refusent encore de parler, notamment des agents de la Dina, la redoutable police politique de Pinochet, dont certains sont aujourd’hui des témoins protégés par le FBI. Sans témoignages nouveaux, seule la science semble en mesure, à présent, de lever le voile sur cette affaire. En 2017, c’est grâce à elle que des experts ont pu déterminer que le certificat de décès de Pablo Neruda mentait. D’après les analyses réalisées sur son cadavre, le poète n’est pas mort du cancer, et encore moins de dénutrition. Mais alors, de quoi ?

 

Une affaire hautement scientifique 

Après tant d’années, le corps de Pablo Neruda pourra-t-il encore parler ? Des scientifiques y croient. Mais, pour ce faire, des technologies de pointe sont nécessaires, or le Chili n’en dispose pas. C’est pour cette raison que le pays a mis sa confiance dans des laboratoires étrangers, plus compétents en la matière. À l’université McMaster, au Canada, les scientifiques Debi et Hendrik Poinar, spécialistes de l’ADN ancien, font partie de ceux qui se sont penchés sur les restes de l’écrivain. « Ils ont utilisé une technologie appelée NGS – “séquençage de nouvelle génération”, en français », explique Laurie Fachaux-Cygan, qui a pu s’entretenir avec les deux chercheurs. « C’est une première mondiale pour un cas de médecine légale. Seule une poignée de laboratoires dans le monde possèdent cette technologie. La mort de Neruda est devenue une affaire hautement scientifique. »

En février 2023, ces mêmes scientifiques canadiens ont dévoilé leurs premières conclusions. La bactérie Clostridium botulinum, une toxine responsable du botulisme, potentiellement létale, « était présente au moment de sa mort, mais nous ne savons toujours pas pourquoi, ont-ils confié à l’AFP. Nous savons simplement qu’elle ne devrait pas être là. » Cette toxine a-t-elle été inoculée à Pablo Neruda par le biais de la mystérieuse injection ? À ce stade, la justice chilienne n’a toujours pas officiellement conclu à l’empoisonnement du poète. 

Parmi les morts du temps de la dictature, celle de Pablo Neruda n’est pas la seule à avoir soulevé des questions. D’autres dépouilles, comme celles des ex-présidents Salvador Allende et Eduardo Frei Montalva, ou celle du chanteur populaire Víctor Jara, ont elles aussi été exhumées au cours des dernières décennies afin d’étudier le rôle de la junte dans leur disparition et de permettre aux proches de faire enfin leur deuil. De nombreuses familles d’inconnus n’auront, elles, pas cette possibilité. Depuis le retour à la démocratie, seuls les corps de 307 victimes ont été retrouvés ; 1 162 disparus manquent toujours à l’appel. Longtemps, des mères, des épouses ont creusé la terre du Chili pour retrouver les corps de leurs proches. Or le temps passe et les survivants, à leur tour rattrapés par la mort, partent sans avoir pu trouver la paix. 

 

Que reste-t-il de Pablo Neruda ?

Depuis dix ans, chaque fois que l’enquête avance d’un pas, le visage de Pablo Neruda resurgit dans les pages des journaux du pays, comme autant de rappels de ce sombre chapitre si difficile à refermer. Toutefois, au quotidien, c’est dans l’esprit des Chiliens que la mémoire du poète subsiste. Il continue d’être étudié à l’école, dans les universités, et nombreux sont ceux qui connaissent ses vers par cœur, notamment ses poèmes d’amour, raconte Stéphanie Decante-Araya, spécialiste de la littérature hispano-américaine contemporaine à l’université Paris-Nanterre. Car, malgré une trajectoire riche et pleine de revirements, Pablo Neruda demeure avant tout le poète des Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée (1924), un recueil composé alors qu’il n’avait que 19 ans. 

L’écrivain était pourtant multifacettes, capable de « passer du carcan moderniste romantique très apprêté à la poésie conversationnelle, d’une écriture très engagée voire de la diatribe à une écriture plus expérimentale », rappelle l’universitaire, directrice scientifique de Résider sur la terre (Gallimard, « Quarto », 2023), une compilation d’œuvres choisies de Pablo Neruda, dans laquelle elle honore sa poésie la plus expérimentale, moins connue. Les poèmes de Résidence sur la terre [un recueil écrit au fil des différentes charges consulaires qu’il a exercées] constituent une sorte de laboratoire de son œuvre, estime-t-elle. Le lieu où naît sa conscience d’être au monde, son rapport au vivant, mais aussi ses métaphores les plus audacieuses. « Je crois que c’est cela qui fait encore toute son actualité », dit cette spécialiste qui se réjouit qu’une lecture plus féminine des œuvres du poète ait récemment émergé. Longtemps commenté par des plumes quasi exclusivement masculines, celui qui se présentait comme le poète du peuple avait fini par devenir « une espèce de monument inaccessible, monolithique ».

Depuis 2018 et #MeToo, des Chiliennes cherchent à déboulonner l’écrivain

La redécouverte de l’œuvre de Pablo Neruda sous un prisme féminin ne va cependant pas uniquement dans le sens du poète. Depuis 2018, début du mouvement #MeToo, des Chiliennes cherchent à déboulonner l’écrivain, l’accusant de misogynie. « Neruda, ferme-la », ordonnent-elles en manifestation, sur leurs pancartes. Un écho direct aux vers du poète adressés à son amante, en 1924 : « J’aime quand tu te tais, parce que tu es comme absente, et tu m’entends au loin, et ma voix ne t’atteint pas. » Les militantes lui reprochent aussi d’avoir abandonné sa fille, Malva Marina, morte à Amsterdam d’une hydrocéphalie à l’âge de 8 ans. « Il est important de ne pas faire d’anachronisme et de bien comprendre le contexte, l’intention, et les codes de la poésie de Neruda, alerte Stéphanie Decante-Araya. Sous sa plume, le silence a un sens particulier, et dans ce cas précis, il ne s’agit pas de censure, mais d’un silence de résonance de la communication amoureuse, au-delà des paroles. » Concernant le fait que le poète ait manqué l’enterrement de sa fille, la spécialiste rappelle qu’en tant que communiste notoire, il aurait été impossible pour Neruda de se rendre aux Pays-Bas en 1943.

Un autre fait paraît néanmoins injustifiable. Dans ses mémoires posthumes, le poète confesse en quelques lignes le viol qu’il a commis en 1930 sur une femme de chambre dans un hôtel de Ceylan, actuel Sri Lanka. Il écrit : « Un matin, décidé à tout, je l’attrapai avec force par le poignet et la regardai droit dans les yeux. Je ne disposais d’aucune langue pour lui parler. Elle se laissa entraîner sans un sourire et fut bientôt nue dans mon lit. Notre rencontre fut celle d’un homme et d’une statue. Elle resta tout le temps les yeux ouverts, impassibles. Elle avait raison de me mépriser. » La polémique, bien qu’éclatant très tardivement, est si forte que le Congrès s’est vu contraint d’abandonner le projet de rebaptiser l’aéroport international du Chili en son hommage.

Un demi-siècle après sa disparition, le géant de la littérature reste un sujet de débats et de polémiques, comme il le fut souvent de son vivant. Pablo Neruda trouvera-t-il un jour la paix ? Alors que l’enquête sur les circonstances de sa mort se poursuit, le poète repose enfin dans sa dernière demeure. Dans la terre du jardin d’Isla Negra, étendu auprès du corps de Matilde, il a retrouvé le doux bercement des vagues de l’océan qu’il vénérait tant. Cette étendue si grande, si bleue, si agitée qu’elle semblait, disait-il, déborder du paysage.