Que vous inspire la grève de la rédaction du Journal du dimanche contre la nomination de l’ancien directeur de Valeurs actuelles Geoffroy Lejeune ?

J’ai d’abord envie de saluer le courage de ces journalistes. Quarante jours de grève, quarante jours sans être payés ! Même pendant le mouvement des retraites, personne n’a consenti à un tel sacrifice. Ensuite, on peut dire que cette crise était annoncée si l’on songe à ce qui s’est passé à i-Télé, à Europe 1 et même dans les magazines de Prisma Media, également rachetés par Vincent Bolloré. Nous sommes entrés dans un cycle sans fin de dégradation de l’indépendance des médias, dégradation que les pouvoirs publics ont décidé de laisser faire, quoi qu’il en coûte – ce qui me frappe, c’est le silence assourdissant et coupable de la majorité en place.

Des députés de la majorité ont pourtant signé la proposition de loi conditionnant les aides à un « droit d’agrément des journalistes sur la nomination de leur directeur ou directrice de rédaction »…

Certes, mais quel sens cela a-t-il de signer une proposition pour ensuite ne rien faire ? Je pensais que la majorité était au pouvoir. Même sans fenêtre législative rapide, la ministre de la Culture, Rima Abdul-Malak, aurait très bien pu agir par décret, comme en décembre 2021 quand, à la suite du rapport de Laurence Franceschini, un décret a conditionné les aides au fait que les journaux soient réalisés « par une équipe rédactionnelle composée de journalistes professionnels ».

« Plus que la question du pluralisme, je crois que cette crise pose la question de l’indépendance. »

Ces changements au JDD sont-ils le reflet d’un rééquilibrage des sensibilités politiques dans la presse ?

Plus que la question du pluralisme, je crois que cette crise pose la question de l’indépendance. Si un milliardaire d’extrême gauche avait racheté Le Figaro ou Le Monde, je trouverais cela tout aussi scandaleux. Vous avez une rédaction à qui on a imposé l’arrivée d’un directeur de la rédaction sans même l’avoir prévenue, une nomination à laquelle ses journalistes se sont opposés dans leur immense majorité sans que Vincent Bolloré renonce.

Bolloré est-il un cas unique en France ?

Si l’on prend en compte la concentration croissante des médias aux mains de huit ou neuf milliardaires – qui ont tous en commun de tirer l’essentiel de leurs ressources d’autres secteurs d’activité –, il est loin d’être un cas isolé. Mais tous ces actionnaires ne se comportent pas comme lui, dont l’influence n’a pas arrêté de grandir depuis 2015 et sa reprise de Canal+. Et même si CNews n’a pas une audience cumulée très importante, elle influe sur les chaînes d’info et le débat public. On parle beaucoup de Bolloré parce qu’il est allé plus loin que les autres dans l’interventionnisme et qu’il l’assume, sauf en commission sénatoriale. Je crains que son action libère les velléités d’autres actionnaires. Quand Bernard Arnault a racheté Les Échos en 2007, il s’était engagé à respecter l’indépendance de sa rédaction. Mais, récemment, le directeur Nicolas Barré a dû quitter son poste selon le bon vouloir de l’actionnaire, et la rédaction des Échos s’est mise en grève.   

Les grands médias n’ont-ils pas toujours été la propriété de grandes fortunes privées ?

Non. Prenez le premier quotidien français, Ouest-France, la famille Hutin a décidé, dans les années 1990, de créer une association pour protéger son indépendance. Pendant les vingt premières années de son existence, Libération était possédé par ses lecteurs, ses journalistes et de petits actionnaires. C’était aussi le cas du Monde jusqu’en 2010, l’année où le phénomène de concentration s’est accéléré.

Quelles raisons expliquent ce phénomène ?

D’abord une fragilité économique structurelle, qui vient du pari fait au début des années 2000 – et perdu depuis – de mettre les contenus en ligne gratuitement, en espérant les monétiser par la publicité. Quand les journaux se sont lancés à la reconquête de leurs lecteurs, il était difficile de convaincre ceux-ci, et spécialement les plus jeunes, de payer pour quelque chose qu’on leur avait donné gratuitement pendant des années. À cela s’ajoutent plusieurs chocs conjoncturels : la crise économique de 2007-2008 qui a provoqué un effondrement du marché publicitaire, puis la pandémie et la guerre en Ukraine qui ont entraîné une explosion du coût du papier.

« On pourrait aller plus loin que la proposition de loi transpartisane sur la conditionnalité des aides et imposer le droit d’agrément des journalistes »

Dans ces conditions, comment l’indépendance des rédactions peut-elle être garantie ?

On pourrait aller plus loin que la proposition de loi transpartisane sur la conditionnalité des aides et imposer le droit d’agrément des journalistes. Ce dispositif existait dans les ordonnances de 1944 sur la presse, il pourrait être remis au goût du jour. En cas de changement d’actionnariat, la rédaction devrait pouvoir se prononcer sur l’arrivée du nouvel actionnaire majoritaire et disposer d’un délai pour trouver un actionnaire alternatif si le choix initial ne lui convient pas.

Que permettrait ce droit d’agrément ?

Il donnerait aux rédactions la possibilité de négocier un certain nombre de droits au moment où l’actionnariat change. Au Monde, en 2010, les journalistes ont pu peser sur le choix des repreneurs – le trio Bergé-Niel-Pigasse plutôt que Claude Perdriel et le groupe Prisa. En revanche, quand Édouard de Rothschild est arrivé à Libération en 2005, il n’y avait aucune candidature alternative. Encore moins en 2012, au moment du rachat par Patrick Drahi. Sa rédaction n’a donc pas pu obtenir de droits similaires à celle du Monde.

Une presse indépendante peut-elle être viable sur le plan économique ?

Oui, même si l’état actuel du marché est compliqué. Les Français prêts à payer pour l’information ne sont pas très nombreux et, en moyenne, ils s’affirment disposés à dépenser 10 à 12 euros par mois ; autrement dit, ils peuvent faire vivre un journal ou un site mais pas deux. Mediapart a eu le mérite d’entrer le premier sur ce marché et de conquérir un lectorat significatif. Ce lectorat engagé pourrait vouloir soutenir d’autres médias indépendants, mais on atteint vite des limites économiques.

Le financement participatif est-il une solution ?

La « société de média à but non lucratif » est toujours mon idéal type, mais, compte tenu de la réalité actuelle des actionnaires prêts à investir, je ne suis pas certaine qu’elle soit pour l’instant réalisable. Le financement participatif est intéressant parce qu’il peut permettre d’attacher des lecteurs à un titre. Mais, dans les faits, on lève deux, trois, voire cinq cent mille euros. Ce n’est pas assez pour faire vivre des rédactions de plusieurs centaines de journalistes. Ces pratiques de crowdfunding et de crowdsourcing, c’est-à-dire de financement ou de production participatifs, peuvent offrir des solutions temporaires pour de petits médias.

Par exemple ?

Quand Science & Vie a été racheté par Reworld Media, la rédaction a refusé de travailler pour cet actionnaire qui produit des journaux sans journalistes. Ils ont repris leur indépendance en fondant Epsiloon, trouvé un nouvel actionnaire avec qui ils ont négocié une certaine indépendance et lancé un crowdfunding qui était en fait une campagne de pré-abonnement. Il y a d’autres exemples, comme l’expérience réussie de votre journal, le 1, et des publications que vous avez lancées [America, Zadig, Légende]. Je peux citer de nombreux autres médias – Les Jours, Reporterre, Le vent se lève, La Déferlante… – qui tentent de s’entourer d’un grand nombre de petits actionnaires. Alternatives économiques a un statut de coopérative qui lui a permis de passer des difficultés en mettant en réserve une partie de ses bénéfices. Même chose pour Le Canard enchaîné.  

Les outils de mécénat, comme les fondations ou les fonds de dotation, sont-ils une solution ?

Oui, si l’on considère le fait que les bénéfices sont réinvestis, mais ce n’est pas l’alpha et l’oméga : si l’on compare les garanties concédées aux rédactions de Libération, du Monde et de Mediapart, les situations sont très diverses. Les garanties sont minimes à Libération, plus importantes au Monde, où les journalistes disposent d’un tiers de places au conseil d’administration du fonds de dotation, et très fortes à Mediapart.

« Il faudrait imposer une gouvernance paritaire des médias avec 50 % de journalistes au conseil d’administration ou au conseil de surveillance. »

Quelle est la mesure qui vous paraît la plus importante pour garantir l’indépendance ?

Il faudrait imposer une gouvernance paritaire des médias avec 50 % de journalistes au conseil d’administration ou au conseil de surveillance. Les journalistes me paraissent être les meilleurs garants de l’indépendance éditoriale et du respect du pluralisme.

La question cruciale n’est-elle pas le nombre de lecteurs prêts à payer pour une information de qualité ?

C’est évidemment le point essentiel, et j’observe qu’après deux décennies problématiques, le nombre de lecteurs payants commence à remonter. Après les erreurs des années 2000, on retrouve des journaux à valeur ajoutée avec des articles moins nombreux et plus longs, un bon équilibre entre des contenus originaux et ce qui est mis gratuitement en ligne. Même si la situation économique de nombreux journaux reste préoccupante, la direction prise me paraît être la bonne.

« Il y a aujourd’hui moins de titulaires de la carte de presse, moins de journalistes pour nous informer. »

L’existence d’une presse indépendante est-elle un enjeu démocratique ?

C’est l’enjeu démocratique par excellence. On définit souvent la démocratie par l’équation : « Une personne, une voix », je pense qu’on devrait dire : « Une personne informée, une voix ». Si vous n’êtes pas informé, vous pouvez voter de manière aléatoire ou votre vote risque d’être capturé. Pour apporter un éclairage sur les programmes des partis politiques, on n’a pas trouvé mieux que les médias. Certains diront qu’aujourd’hui, tout le monde est au courant de tout. Aux dernières élections régionales, la participation des 18-25 ans a tourné autour de 15 %. Beaucoup d’entre eux ont expliqué qu’ils n’étaient pas au courant qu’il y avait des élections. Instagram, TikTok et Snapchat ne suffisent pas.

Il y a deux ans, vous disiez qu’il était « encore temps de se battre pour des médias indépendants et de qualité ». Le pensez-vous toujours ?

(Long silence.) Plus le temps passe, plus le paysage est dévasté. On peut se demander si, à un certain moment, il ne sera pas trop tard pour réguler. En tout cas, ce sera plus difficile à faire qu’il y a cinq ou dix ans. Il ne faut pas perdre de vue que la plupart des changements d’actionnaires poussent des journalistes à arrêter leur métier. Il y a aujourd’hui moins de titulaires de la carte de presse, moins de journalistes pour nous informer. Tout cela représente une perte sèche pour la démocratie. Même si nous étions capables de faire voter une grande loi sur l’indépendance des journaux, quel sens cela aurait-il pour un JDD, propriété de Bolloré, qui aura perdu l’essentiel de sa rédaction ? 

 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !