Dans cette période de transformations rapides de notre paysage médiatique, alors que s’accélère un mouvement de concentration des médias aux mains de quelques grandes fortunes, il est légitime de s’interroger sur les conséquences de ce phénomène. La question de la propriété des médias ne devrait pas pour autant éclipser les enjeux que sont les conditions d’exercice du métier de journaliste et la redéfinition de nos propres usages et pratiques médiatiques.

La crise provoquée au Journal du dimanche par l’arrivée du journaliste d’extrême droite Geoffroy Lejeune a montré que la question de la démocratie se pose aujourd’hui également dans les entreprises, et particulièrement au sein de celles dont le bon fonctionnement est indispensable à l’information des citoyens. Mais si ce conflit mérite notre attention à tous, au-delà d’une profession aujourd’hui malmenée par la numérisation accélérée et le rôle prépondérant des plateformes, c’est aussi pour ce qu’il dit d’une confusion grandissante dans les registres et les modalités des discours tenus sur la place publique – un espace dont les contours eux-mêmes deviennent plus flous à mesure que nos échanges s’organisent selon des logiques de réseaux ou de « communautés » d’utilisateurs, dont on ne sait plus toujours s’ils sont publics ou privés.

Il est vital que lecteurs et auditeurs puissent continuer de distinguer ce qui relève de l’information de ce qui relève de l’opinion

Or il est vital que lecteurs et auditeurs puissent continuer de distinguer ce qui relève de l’information de ce qui relève de l’opinion, à rebours d’une tendance qui consiste à tout confondre et niveler, comme le montre l’expression devenue courante de « contenus éditoriaux » (qui est consternante si on l’entend au sens propre). Le risque que nous courons aujourd’hui est bien de voir l’information se diluer dans un ensemble de messages dont les finalités sont autres, à commencer par le fait de générer toujours plus de « trafic » sur les réseaux (un autre terme dont le sens littéral devrait inquiéter).

C’est la leçon magistrale que donne Hannah Arendt dans l’essai « Vérité et politique », repris dans le recueil La Crise de la culture. Si les régimes démocratiques reposent sur l’opinion, celle-ci, pour être recevable, doit être informée par les faits : « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat. » Dire cela ne revient pas à plaider pour une illusoire neutralité ou objectivité de l’information, dont on sait qu’elle ne peut jamais qu’être partielle. Cela exige en revanche que l’on continue à lui accorder une valeur intrinsèque.

Pour qu’une autre presse soit possible, sans doute faut-il refaire le pari de l’intelligence des lecteurs

Les faits, pour prendre sens, demandent toujours à être interprétés. Cela n’empêche que leur traitement réclame des garanties spécifiques, auxquelles nous devrions être particulièrement sensibles en ces temps de profusion mais aussi de manipulation voire de guerre de l’information, tant dans les pays qui ont historiquement favorisé l’émergence d’une grande presse – au besoin partisane – comme indispensable contre-pouvoir (le Royaume-Uni ou les États-Unis) que dans les régimes où le pouvoir entend s’arroger le monopole de la vérité (la Chine ou la Russie).

Pour qu’une autre presse soit possible, sans doute faut-il refaire le pari de l’intelligence des lecteurs, qui sont nombreux à souhaiter trouver des repères de compréhension du monde et pouvoir exercer leur propre jugement, plutôt que d’être simplement divertis, quand ils ne sont pas manipulés. Mais pour que vive le pluralisme, il faut aussi faire évoluer le droit qui encadre le traitement et la diffusion de l’information, en veillant à redéfinir, pour notre époque, les prérogatives et les responsabilités de tous ceux qui y concourent : éditeurs, journalistes et citoyens. 

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