L’antagonisme millénaire entre sunnites et chiites comme prisme des conflits actuels au Moyen-Orient, voilà une thèse bien séduisante qui a gagné du terrain ces dernières années. Entendue dans la bouche de tel intellectuel ou lue sous la plume de tel journaliste s’en faisant le relais empressé, elle est invoquée pour simplifier cet Orient si « compliqué ». « L’islam contre l’islam », nous dit-on ici. « Fitna ! » avance-t-on là. Mais ce prisme déforme la réalité et masque souvent plus qu’il n’éclaire les complexités du terrain. C’est aujourd’hui en Occident moins une clé de lecture pertinente que la clé de voûte de récits néo-orientalistes voués davantage à caricaturer l’islam et ses fidèles qu’à expliquer les ressorts plus profanes de la politique dans le Moyen-Orient contemporain.

Il ne s’agit pas ici de nier l’existence d’identités religieuses ou de différences doctrinales, et ce sont bien elles qui sont mobilisées dans les discours de certains régimes autoritaires ou des acteurs sectaires eux-mêmes pour rallier des soutiens à leur cause et justifier leurs actions. Mais l’idée que les sunnites et les chiites s’opposent violemment depuis toujours est erronée, comme l’est la tendance à ériger un schisme historique comme unique facteur explicatif des affrontements actuels dans la région. Au Pakistan, où les relations entre sunnites et chiites ont globalement toujours été pacifiques, le sectarisme n’a commencé à sévir qu’à partir des années 1980 du fait des jeux d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite, mais aussi de la politique d’islamisation du régime du général Zia ul-Haq, qui a sponsorisé des groupes extrémistes sunnites et radicalisé la minorité chiite.

L’interprétation renvoyant les conflits d’aujourd’hui à des haines immémoriales et à des identités primordiales alimente donc le mythe orientaliste d’un monde arabe et musulman englué dans des traditions religieuses et incapables de s’ouvrir à la démocratie et à la sécularisation. Il est toujours bon de construire l’Autre comme un sauvage pour mieux en légitimer la domination, diraient certains. Le sectarisme est un écran de fumée qui dissimule habilement, sous couvert de solidarités par ailleurs fluides, l’importance de dynamiques politiques et de clivages socio-économiques qui sont eux très modernes.

Des identités religieuses dormantes peuvent donc se radicaliser et des relations jusque-là pacifiques entre communautés, dégénérer à la faveur de conjonctures particulières. En la matière, l’impact de l’intervention des puissances étrangères dans la région n’est pas à négliger. Les pouvoirs occidentaux ont de longue date instrumentalisé ces identités primaires, religieuses ou ethniques, pour diviser les populations, dans la région et ailleurs dans le monde. L’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003 s’impose comme un facteur important de la poussée des conflits sectaires. Les responsables politiques se sont représenté ce pays comme étant avant tout structuré par trois communautés rigides (chiites, sunnites et Kurdes), et ce prisme a fini par s’imposer dans les esprits. Ces instruments très utiles de gouvernance que sont les identités primaires peuvent avoir des effets bien réels – voire désastreux – quand ils sont institutionnalisés.

Certes, les États-Unis et leurs alliés n’ont pas créé de toutes pièces, loin s’en faut, ce problème sectaire qui enflamme aujourd’hui la région. Néanmoins, les tentatives de Washington de refaçonner des champs politiques nationaux en instrumentalisant des divisions au sein de populations complexes ne sont sans doute pas totalement étrangères aux tumultes actuels.  

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