L’éclatement de l’islam en trois branches trouve ses racines dans l’histoire des débuts de cette religion. Mais au fil des siècles, les divergences dogmatiques, les différences rituelles se sont multipliées et parfois accentuées.

L’histoire. Dès la fin du viie siècle, en 656, à l’avènement du quatrième calife, la communauté des croyants (oumma) se divise. Bien que cousin et gendre du Prophète, Ali ne fait pas l’unanimité. 

Vingt-quatre ans auparavant, lorsqu’il avait fallu désigner un successeur au prophète Mohammad [Mahomet] qui venait de disparaître, l’oumma avait préféré adopter par cooptation le plus digne, le plus courageux et le plus sage de ses compagnons plutôt que de choisir Ali, seul mâle de la famille du Prophète. Abou Bakr, qui avait marié sa fille Aïcha à Mohammad, fut ainsi le premier calife. Lui succéda Omar qui avait lui aussi donné sa fille, Hafsa, au Prophète. Quant à Othman, le troisième calife, il avait épousé deux des filles de Mohammad, Roukayya et Oum Koulthoum. En cette année 656, Ali est le dernier de ces quatre califes al-Rachidoune (à la fois « bien orientés » et « qui orientent bien »). Il est le père de Hassan et Hussein, les deux seuls petits-fils du Prophète.

Aussitôt coopté, Ali voit sa légitimité remise en question par le gouverneur de Damas, Mo’awiya, qui l’accuse d’avoir trempé dans l’assassinat de son prédécesseur Othman et lève une armée contre le nouveau calife. Défait militairement, Mo’awiya demande une trêve ; Ali hésite, d’autant qu’une partie de la communauté menace d’en sortir si le calife accepte cette trêve et ­l’arbitrage qui l’accompagne. Une tradition tribale voulait en effet qu’en cas de conflit entre deux tribus, ­chacune désigne un arbitre et se soumette par avance à la décision tribale. Or, en arabe, sortir se dit ­kharaja, d’où le nom de ceux qui souhaitent la sécession : khawarej, ou kharijites. Ceux-ci sont partisans d’une succession califale au mérite, c’est-à-dire ouverte à quiconque est reconnu comme étant un bon musulman et vivant comme tel. 

On trouve aujourd’hui des minorités kharijites dans la presqu’île de Djerba en Tunisie, dans le Mzab algérien et dans les montagnes de Nefousa en Libye. Ils détiennent même le pouvoir dans le sultanat d’Oman, à travers leur branche ibadite (« les adorateurs »). C’est l’un d’entre eux qui a assassiné Ali en 661 pour avoir accordé une trêve à Mo’awiya.

Après cet événement, Mo’awiya s’autoproclame calife, sans même attendre d’être coopté, et instaure un califat dynastique. Il affirme sa fidélité à la sunna (tradition) du Prophète, l’ensemble de ses paroles (hadith) et de ses postures en face de telle ou telle situation. Mais le coup de force – sinon d’État – de Mo’awiya n’est pas accepté par tout le monde : après les kharijites, c’est au tour des partisans d’Ali (chii’at Ali) de quitter l’oumma. Refusant le fait accompli, ils formeront la branche chiite de l’islam. 

Après l’assassinat d’Ali, ses fils Hassan et Hussein reprennent le flambeau. Le second sera martyrisé et assassiné en 680 à Karbala (Irak actuel). Sa révolte et son refus de faire allégeance à Mo’awiya et à son fils Yazid revêtent une dimension plus spirituelle et religieuse que politique : certes, l’enjeu est bien de faire valoir son droit à la succession, mais il s’agit surtout de faire triompher ce qu’il estime être la vraie foi, celle de son grand-père Mohammad, dont il se considère comme le seul dépositaire. Les divergences théologiques et dogmatiques viendront s’ajouter par la suite à ce désaccord originel. 

Aujourd’hui, 85 % des musulmans dans le monde appartiennent à la communauté sunnite, 13 % à la communauté chiite et 2 % à la communauté kharijite et aux branches minoritaires du chiisme. 

La doctrine. Les deux grandes branches de l’islam se réclament à la fois du même socle et des quatre premiers califes. On ne peut reconnaître un sunnite d’un chiite sinon en les fréquentant. Pourtant dès la fitna (l’éclatement de l’islam en trois branches au viie siècle), les chiites développent leur propre effort d’interprétation (ijtihad), tandis que les sunnites mettront fin au leur dès le xie siècle lorsque le calife al-Qadir, confronté à quelques révoltes sociales et religieuses aux confins de l’empire, ne retiendra que quatre écoles juridiques et théologiques : malékite, chaféite, hanbalite et hanafite. Elles font encore autorité aujourd’hui.

Le malékisme est une école fondée par Malik ibn Anas (711-795), dont les membres sont majoritaires en Afrique du Nord, en Égypte et au Soudan. Ils incluent dans la source de leur jurisprudence les pratiques des premiers musulmans. Les chaféites suivent l’école de l’imam al-Chafi (768-820). Elle est représentée en Égypte, en Indonésie, en Malaisie, au Yémen et dans le sultanat de Brunei. Les hanbalites, disciples d’Ahmad ibn Hanbal (780-855), affirment l’origine divine du droit. Cette école, la plus conservatrice des quatre, est surtout présente en Arabie saoudite et au Qatar. Enfin les hanafites, ou disciples d’Abou Hanifa (700-767), acceptent de prendre en compte l’opinion personnelle lorsque l’élucidation d’un cas ne peut être trouvée dans les sources originelles. 

Les chiites en revanche n’ont jamais cessé leur effort d’interprétation. Cet ijtihad a aussi bien porté les constitutionnalistes au pouvoir en Iran en 1916, qu’installé Khomeyni à la tête de la République islamique en 1979. 

Comme tous les schismes dans l’islam, le chiisme présente trois niveaux de différence avec la branche principale, sunnite : généalogique – au sujet de la succession du Prophète –, théologique et politique.

La mort de Hussein ne met pas fin à la dissidence. C’est au contraire un épisode fondateur du chiisme : toute la martyrologie chiite s’en inspire. L’événement est commémoré chaque année par cette communauté dans les moindres détails lors de la fête de l’Achoura. 

Mais la grande fracture théologique entre sunnites et chiites s’articule autour du sens même de la Création : les sunnites se considèrent comme l’aboutissement du monothéisme, tandis que les chiites attendent le retour du Mahdi, le Messie. Ils s’écartent de l’orthodoxie sunnite qui estime que l’homme est entièrement soumis à Dieu dans son essence et son devenir, et affirment que l’homme est libre et responsable de ses actes. 

L’autre divergence importante concerne la question de l’imamat. Pour les chiites, l’imam est le chef de la communauté, alors que chez les sunnites, on appelle ainsi un fonctionnaire nommé par les responsables politiques ou choisi par les croyants pour conduire la prière communautaire du vendredi. Le clergé, inexistant chez les sunnites, est très hiérarchisé dans le chiisme, où le rang des clercs dépend de leur niveau d’études en théologie.

Enfin, spécifique au chiisme, le concept de la taqiya (dissimulation religieuse), pratiqué dès la mort d’Ali, autorise le croyant à cacher sa véritable foi (en l’occurrence chiite) et à se dispenser des prescriptions cultuelles lorsqu’il est en danger.

La géopolitique. La République islamique iranienne a sans aucun doute représenté une véritable révolution dans le monde de l’Islam : les nouveaux dirigeants de l’Iran n’ont pas oublié les intérêts de l’Empire perse et ont poussé les chiites à redresser la tête partout dans le monde, du Pakistan à l’Inde, de l’Afghanistan à la Chine, sans oublier l’Irak, Bahreïn, le Yémen et le Liban. 

En envahissant l’Irak en 2003, George W. Bush, jouant les apprentis sorciers, les a confortés dans leurs objectifs : en faisant sauter le verrou irakien, il transforme l’Iran en une puissance méditerranéenne, en mesure de constituer un arc non pas seulement chiite, mais aussi perse, à travers Téhéran, Bagdad, Damas – où les alaouites, branche du chiisme, sont au pouvoir depuis 1966 – et le Hezbollah libanais qui règne sans partage sur le port de Tyr, dans le Sud du Liban. Les Iraniens contrôlent par ailleurs le Golfe persique et le détroit d’Ormuz, par lequel passe 17 % du pétrole mondial. 

Enfin, malgré leur nombre restreint, les chiites représentent une menace pour les sunnites de la péninsule Arabique. Au Yémen, la tribu houthie de la branche zaïdite du chiisme s’est emparée de la capitale du pays, Sanaa. Le royaume saoudien connaît des soubresauts dans la région pétrolière du pays où sont concentrés les chiites. Cette communauté représente également 30 % de la population au Koweït, 27 % dans les Émirats arabes unis et 70 % à Bahreïn. L’Iran se pose désormais comme une sorte de « Vatican » du chiisme face à l’Arabie, elle-même considérée jusqu’ici comme son équivalent pour le sunnisme, même si ce rôle lui est aujourd’hui contesté par le Qatar et surtout l’Égypte, qui effectue un retour remarqué sur la scène arabe. 

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