Le 30 décembre 2006, le dictateur Saddam Hussein était pendu pour crime contre l’humanité. Toute l’accusation avait reposé sur le massacre de 148 villageois chiites de Doujaïl, en représailles d’un attentat manqué contre le convoi présidentiel plus de vingt ans auparavant. Durant son procès puis juste avant sa mort, Saddam Hussein avait dénoncé les ennemis de l’Irak : les Américains et les « mages perses ». La date de l’exécution retenue en cette année 2006 par le Premier ministre chiite Nouri al-­Maliki fut le premier jour de l’Aïd el-Kébir, fête majeure de l’islam que les sunnites célèbrent un jour avant les chiites. L’agence de presse officielle d’Arabie saoudite et la plupart des médias du Maghreb et du Machrek désapprouvèrent ce choix, interprété comme l’exécution d’un sunnite, non d’un dictateur. Quant à la Russie, un expert du Parlement annonça une nouvelle spirale de violence et une déstabilisation en chaîne en Irak et dans la région du Golfe.

Douze ans après l’expédition militaire désastreuse des États-Unis en Irak, l’Iran des ayatollahs et des pasdarans (Gardiens de la révolution) est devenu la principale puissance non arabe du monde arabe. Son influence s’étend de la Méditerranée au Golfe, en Irak, au Liban, en Syrie, à Bahreïn et au Yémen par le relais des communautés chiites et des confessions dérivées. Elle va, à l’est, jusqu’en Afghanistan central où des Hazaras, chiites, sont envoyés combattre en Syrie. L’accord signé à Genève, en juillet 2015, sur le nucléaire vaut reconnaissance par Washington de la puissance régionale de l’Iran. Voilà qui est jugé inacceptable tant par l’Arabie saoudite que par Israël, et perçu avec une inquiétude croissante par la Turquie. La maison des Saoud entend dissiper l’influence iranienne au Proche-Orient, ce qui inclut la chute du régime syrien et la formation d’un front sunnite élargi aux anciens rivaux : les Frères musulmans de Gaza, du Yémen et peut-être même d’Égypte.

Douze ans plus tard donc, les clivages confessionnels sont plus prononcés que jamais et paraissent nourrir un conflit multiforme et sans fin. Leur ressort est-il d’abord religieux ou expriment-ils une instrumentalisation par les forces politiques et les États en rivalité pour gagner la suprématie régionale ? La réalité conduit à privilégier la piste politique et géopolitique.

En longue durée, une revanche chiite est à l’œuvre après des siècles de marginalisation. Les chiites furent partout placés dans la situation précaire de minorités par les dynasties sunnites successives, ­partout sauf en Iran à partir des Séfévides (1501-1722). Cette dynastie a réussi à convertir au chiisme un empire jusque-là sunnite. L’objectif était de bâtir un pôle de pouvoir reconnu face au califat sunnite des Ottomans. Cette conversion de masse fut encadrée par le recours à des savants et docteurs de la loi venus de Bahreïn, d’Irak et de Syrie qui formèrent bientôt un clergé organisé et hiérarchisé. L’ayatollah Khomeyni et son successeur Khamenei se situent en continuité d’un courant rationaliste des penseurs de l’école bouyide de Bagdad. L’histoire politique de l’Iran est marquée depuis plusieurs siècles par cet équilibre instable entre religieux et souverains, aujourd’hui le guide Khamenei et le président Rohani, avec une série d’instances assurant la dispersion du pouvoir. 

En courte durée, les experts s’accordent à pointer la responsabilité d’idéologues américains ignorants qui ont imposé une lecture confessionnelle à outrance de l’Irak, d’autant que le régime électoral ne pouvait que favoriser le groupe le plus nombreux, les partis chiites, reléguant l’ancien pouvoir ­baasiste et sunnite à un statut de minorité. D’où la tentative de formation d’un « ­sunnistan » irakien dans les quatre provinces centrales, dont les djihadistes de Daech tirent parti. Leur tactique consiste à exacerber les clivages politico-­religieux en multipliant les attaques meurtrières contre les mosquées chiites en Irak. Ils procèdent de la même manière dans le nord-est de l’Arabie saoudite, chiite lui aussi. En Syrie, un pouvoir alaouite minoritaire depuis 1972, celui de la famille al-Assad, continue de rallier les minorités non sunnites. À Bahreïn, l’intervention militaire de Riyad a écrasé la rébellion de la majorité chiite contre la dynastie ­sunnite régnante. 

En période de crises graves, le repli sur la communauté offre seul un semblant de sécurité. Derrière ces affrontements confessionnels se lisent les stratégies d’influence des deux États majeurs de l’Orient, l’Iran et l’Arabie saoudite. Mais on peut considérer que les États formés à partir du traité de San Remo (1920, qui corrige les accords Sykes-Picot de 1916) ont été des regroupements imposés qui n’ont tenu que sous des régimes autoritaires. 

Certains en concluent qu’il conviendrait de remodeler les frontières de cet Orient déjà balkanisé. On peut estimer, à l’inverse, que la question est moins celle des tracés que du contenu politique. Des systèmes étatiques de type confédéral (Syrie, Irak) permettraient une dévolution de pouvoir, pour autant que la péréquation financière suive – c’est-à-dire que les ressources fiscales, souvent issues du pétrole, soient équitablement réparties entre les membres. Mais faute de parvenir à une telle solution politique, certains acteurs pourraient être tentés par le jeu dangereux des partitions. Certains États semblent maintenir deux fers au feu et évoquent parfois un scénario yougoslave. Un possible précédent est fourni par le Kurdistan irakien, divisé certes entre Ankara et Téhéran, mais dont le parti principal, le PDK de Barzani, négocie des contrats pétroliers en court-circuitant Bagdad. Israël en bénéficie et ne s’opposerait pas à un Kurdistan indépendant qui entraverait les communications terrestres entre l’Iran et ses affidés de Syrie et du Liban, le Hezbollah en premier lieu. 

À l’université d’été de la défense de septembre 2014, j’avais comparé les conflits enchevêtrés du Moyen-Orient à ceux de la guerre de Trente Ans en Europe. De 1618 à 1648, les conflits entre catholiques et réformés se combinaient à des luttes entre princes allemands et l’instrumentalisation de tous par les grandes puissances de l’époque : France, Suède et maison des Habsbourg d’abord, avec un bilan de plus de trois millions de victimes sur une population de dix-sept millions en Allemagne et en Europe centrale. 

Comparaison n’est pas raison ; ne faudrait-il pas néanmoins envisager, le moment venu, un nouveau traité inspiré de ceux de Westphalie, non pas pour altérer les frontières mais pour instaurer un nouvel équilibre entre des zones d’influence régionales et de nouveaux modes d’organisation interne des États ? Dans un tel scénario, un accord entre l’Iran et l’Arabie saoudite autour d’un nouvel équilibre des puissances régionales effectives serait un préalable absolu. Cet accord devrait s’assortir de solutions politiques aux conflits internes à chaque État (schémas confédéraux et justice transitionnelle). Il faudrait de surcroît qu’il soit accepté par les autres puissances régionales (Turquie et Israël !) et garanti par les puissances du Conseil de sécurité, dont l’influence positive sur les conflits en cours et les règlements possibles est en réalité fort limitée. 

On mesure l’ampleur presque désespérante de la tâche. Mais pourquoi cette partie du monde, aussi divisée que ­l’Europe du xviie siècle, serait-elle la seule à ne pas pouvoir bâtir un concert oriental des États, dont les acteurs seraient eux-mêmes les décideurs ? 

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