Quelle place les sciences sociales accordent-elles à l’école maternelle ?

Il existe un réel décalage entre l’importance de l’école maternelle dans la vie d’un enfant et la place réduite qui lui est accordée dans l’ensemble des travaux de sciences sociales. Bien qu’elle accueille la quasi-totalité des petits entre 3 et 6 ans, la maternelle n’est pas obligatoire et elle n’est pas considérée comme une étape décisive de transition entre les familles et l’école.

Pourquoi un tel décalage ?

L’école maternelle peine à trouver sa place dans les recherches car elle est difficile à définir. À la fois école et maternelle, elle repose sur une tension forte et constitutive entre ces deux aspects. Elle pose aussi beaucoup moins de problèmes que d’autres niveaux d’enseignement, en particulier le collège où il est question de décrochage scolaire ou d’incivilité.

Dans quel contexte l’école maternelle a-t-elle été inventée ?

La première salle d’asile, ancêtre de l’école maternelle, fut fondée à Paris en 1826 à l’initiative de l’avocat et philanthrope Jean-Denis Cochin, qui sera élu député dix ans plus tard. Son objectif était d’améliorer le sort des classes populaires en protégeant les enfants des dangers de la rue et du travail précoce. Il privilégie donc trois aspects. Tout d’abord, l’hygiène du corps. C’est le tout début des tables statistiques qui montrent que le taux de mortalité infantile dans les milieux populaires est particulièrement élevé, que ces enfants ne sont pas bien nourris et qu’ils sont sujets aux maladies. On cherche à développer des corps forts et sains, aptes au travail. Les premières salles d’asile étaient organisées sous forme de gradins où les enfants étaient censés faire de la gymnastique. D’ailleurs, jusqu’à la Seconde guerre mondiale, chaque école possédait un vestiaire dans lequel des vêtements de rechange étaient mis à la disposition des familles nécessiteuses. Le deuxième aspect est d’ordre moral. On cherche à former de bons chrétiens, puis de bons citoyens. Le troisième, enfin, se rapportait à l’instruction. Les enfants des classes populaires ayant des scolarités courtes, on a voulu leur inculquer une instruction élémentaire le plus tôt possible.

À quel moment les salles d’asile deviennent-elles des écoles maternelles ?

Pendant la révolution de 1848, sous l’impulsion de Marie Pape-Carpantier, les républicains donnent aux salles d’asile le nom d’école maternelle. Mais l’épisode dure à peine deux ans. Il faudra attendre les lois scolaires de 1881 pour que le nom soit définitivement adopté. Cette nouvelle dénomination marque une volonté de valoriser le côté éducatif et non plus seulement la garde des enfants.

L’école maternelle française a longtemps joui d’une excellente réputation. Pourquoi ?

Cette réputation est due, en grande partie, à la création d’un corps d’inspectrices générales spécifiques à l’école maternelle. Dès la fin du xixe siècle, ces femmes se mettent en tête de développer une spécificité de l’école maternelle, bien avant que ne se développent de véritables études sur la psychologie de l’enfant. En 1931, elles organisent le Congrès international de l’enfance. Elles y présentent l’école maternelle française comme une vitrine pour le reste du monde et montrent que la France est à la pointe. Les institutions françaises portent également ce discours. La maternelle française devient alors un modèle pour tous.

À partir de quand l’image de l’école maternelle française s’est-elle dégradée ?

Elle se dégrade à partir des années 1970, au moment où l’on supprime cette inspection particulière. La représentation de la France dans les instances internationales n’est plus si bien assurée, alors même que l’éducation des jeunes enfants devient une préoccupation majeure au niveau européen. Les pays nordiques comme la Finlande, la Suède ou la Norvège commencent à développer des pédagogies centrées sur le développement de l’enfant. On y mélange les 0-3 ans avec les 3-6 ans. Au contraire, à partir des années 1960, l’école maternelle française tend vers une scolarisation de plus en plus nette.

Pourquoi ?

Parce que tous les enfants vont systématiquement aller dans l’enseignement secondaire à la suite de la loi Haby qui, en 1975, instaure le « collège unique ». La mission de l’école maternelle change : il lui revient de préparer les enfants à cette scolarité longue et d’assurer leur réussite future. Cette mission perdure aujourd’hui. En 2007, un rapport de l’OCDE baptisé « Petite enfance, grands défis » reprochait à la France de porter trop d’attention au développement cognitif des enfants, au détriment des relations sociales, de l’exploration du monde, de la maîtrise des émotions et de la confiance en soi.

Le programme de 2015 insiste pourtant sur l’importance du jeu dans l’enseignement des tout-petits.

Absolument, et c’est une excellente nouvelle ! L’école maternelle est depuis toujours fondée sur trois finalités : l’accueil des enfants, le développement de leurs potentialités et la scolarisation. Depuis les années 1970, l’accent était mis uniquement sur ce dernier point. Le programme de 2015 impose un rééquilibrage, notamment en replaçant le jeu au cœur du projet éducatif, alors qu’il en avait été écarté en 2008.

Au départ, le projet de programme envisageait trois sortes de situations ludiques : des jeux libres, des jeux dirigés à travers lesquels l’enseignant fixe des objectifs pédagogiques, et des jeux accompagnés par l’enseignant, de manière très subtile, en soutien à l’activité ludique des enfants. Cette troisième attitude a disparu du programme définitif. Il ne reste que la possibilité de laisser les enfants se débrouiller, ou d’imposer le jeu. C’est dommage.

Quels sont les bienfaits du jeu ?

Les jeux symboliques, notamment, apprennent aux enfants à gérer des situations conflictuelles. Une professeur des écoles stagiaire, qui a étudié la question dans le cadre de son mémoire, s’est rendu compte que lorsqu’une dispute éclatait entre deux enfants, parce que l’un ne voulait pas rendre son jouet à l’autre par exemple, la situation finissait par se résoudre d’elle-même, sans l’intervention de l’enseignant, car les enfants préfèrent souvent continuer à jouer plutôt que se disputer. On manque encore de confiance en eux, et en leur capacité à être autonome. Le jeu permet à l’enfant de sentir cette confiance qu’on lui accorde. Il lui permet aussi de s’exprimer de manière verbale et non verbale. Le langage est une priorité à l’école maternelle, mais on met d’emblée les enfants dans des situations qui font obstacle à son apprentissage, par exemple en leur demandant de prendre la parole devant toute la classe.

L’école maternelle serait-elle en passe de retrouver sa spécificité ?

Depuis la loi de refondation de l’école de 2013, l’école maternelle constitue de nouveau un cycle unique. C’est très positif, mais cela ne veut pas dire que tout est gagné. Les enseignants de cours préparatoire (CP) et de grande section doivent poursuivre leurs efforts de collaboration. Les premiers doivent accepter les enfants comme ils arrivent, au lieu de regretter de ne pas recevoir des écoliers prêts à l’emploi. Chaque niveau exerce encore une pression sur le précédent et, à la fin, 12 % des enfants sortent chaque année sans aucune qualification du système scolaire.

Comment améliorer l’école maternelle de demain ?

L’école maternelle doit retrouver une certaine sérénité. Être plus zen, dans le sens énergétique du terme, pour se poser et souffler. L’urgence est de donner du temps aux enfants, mais aussi aux enseignants. La pression qui s’est abattue sur l’école maternelle les fatigue particulièrement. Ils ont besoin de ralentir pour pouvoir observer les enfants, pour accueillir les parents. Leur formation doit être repensée pour leur permettre de réfléchir sur le long terme. Je le vois avec mes étudiants, qui sont contraints d’écrire leur mémoire en quelques mois. Ce temps est essentiel pour continuer à avancer dans la réflexion. Il faut régulièrement revenir aux fondamentaux. Un enfant, c’est qui ? La question peut paraître simple. La réponse, en revanche, n’a rien d’une évidence. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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