Quel diagnostic faites-vous de notre situation économique ?

Je reproche aux politiques une absence de vision historique. Ils mélangent crise et mutation. Nous sommes à la fois en présence d’une crise de l’économie néolibérale et d’une mutation dont nous devons favoriser l’émergence. On fait les choses à l’envers. Le débat entre rigueur et relance est insuffisant. Autour de nous, pas une nation n’est sortie de la crise. On réagit toujours à partir de statistiques mensuelles pour dire, tiens, les États-Unis s’en sortent. Non ! Le ­Japon connaît un déficit budgétaire fantastique et pourtant il ne ­repart pas. Les États-Unis pratiquent un peu les deux, relance et rigueur, sans succès probant. L’Allemagne aussi connaît des problèmes. Ce qu’on appelle sa prospérité est exagéré. Voyez le niveau de salaire des 10 % les plus bas : on est autour de 260 € par mois. Et 760 € pour les 10 % juste au-dessus. 

Quels seraient les bons critères de réussite ? 

On juge de l’efficacité d’une politique en fonction des critères du néolibéralisme. Bravo, la Grèce sort de sa crise, l’Espagne sort de sa crise. La preuve ? On consent à leur prêter de l’argent à des taux convenables. Le système s’évalue lui-même selon ses propres critères. Mais combien de chômeurs, d’un côté comme de l’autre ? La Grèce vend son patrimoine. Les acheteurs chinois de plages grecques exigent de pouvoir construire au bord de l’eau. L’Espagne cède son immobilier. Partout l’environnement est sacrifié. Si c’est cela la réussite du système, il faut se donner d’autres critères. À mes yeux, les seuls qui vaillent sont humains. 

Comment caractériser la mutation en cours ? 

C’est l’entrée dans l’immatériel. La première vague concernait l’information, le Web. La deuxième vague est arrivée avec les réseaux intelligents. Nous assistons au dialogue généralisé des objets entre eux : ils se parlent, échangent, se régulent mutuellement, et dialoguent avec l’espèce humaine (« Tournez à droite, vous êtes arrivé », dit votre GPS). On est au tout début de l’échange entre les hommes et les objets. 

Quelles sont les conséquences pour l’économie ?

Je ne sais plus ce qui est matériel ou immatériel. Dans un smartphone, l’électronique a besoin de support matériel. Avec les nanotechnologies, l’homme sera bourré de puces et d’informatique, cependant que le robot deviendra semblable à l’humain. On fabrique même des émorobots éprouvant des émotions. L’industrie qui appartenait au secondaire est remplie de tertiaire. Les stimulants et régulateurs de l’économie se brouillent. On vantait hier les vertus de la concurrence. Mais dans l’informatique 3D, avec les réseaux intelligents, surgissent des plates-formes coopératives. Les gens ont un projet, lancent un appel à une coopération désintéressée qui devient un des éléments clés de la vie économique, très efficace, comme l’encyclopédie Wikipédia. Enfin, les économies d’échelle ont disparu. Avec l’impression 3D, on produit à l’unité, de façon personnalisée. 

C’est ce que vous appelez une mutation ?

Oui, car la base du prix disparaît. Ce qui coûte, ce sont les études en amont pour la mise au point des logiciels. Le fait d’entreprendre revêt une autre signification : on est dans une situation de risque maximum. Les firmes comme Apple investissent tout dans un modèle, puis jouent une partie très risquée pour le diffuser. Un autre style d’entrepreneurs apparaît, plus shumpeterien – au sens de la destruction créatrice. L’intuition, le pif, l’audace deviennent essentiels. 

Autre point majeur : le prix, ce n’est plus celui d’un bien, mais d’un bien et des services attachés. La gratuité signifie que je vends autre chose ailleurs. On parle de marché biface : dans la presse gratuite, les recettes viennent des annonceurs. La gratuité, c’est énorme comme élément de régulation. L’économie était le champ des échanges onéreux. Toutes nos ­prévisions sont dépassées : nous sommes en face de ce champ « gratuité » comme les physiciens face à la matière noire qui représente l’essentiel de l’univers. Dès lors, le débat austérité-relance repose sur des catégories de la société ­déclinante. L’économie néolibérale disparaît mais elle continue d’exercer ses méfaits. Notre problème est d’inventer un autre paradigme, avec ses lois propres.

Quelles sont les chances de la France dans cette nouvelle donne ?

Elle a de bonnes cartes à jouer. À condition de ne pas s’épuiser dans une politique de rattrapage des activités larguées. J’entends qu’on doit rattraper l’Allemagne dans l’industrie. La France est en déclin avec son industrie manufacturière. Mais dans l’industrie servicielle, celle qui compte d’abord, notre pays est bien placé, en particulier dans l’aviation et l’automobile. Il faut suivre à présent une politique offensive productiviste. C’est le rôle de l’État. 

Que voulez-vous dire ?

Prenons le rapprochement d’Alstom avec l’Américain ­General Electric aux dépens de l’Allemand Siemens. J’ai failli tomber dans le piège au nom de mes réflexes de vieux militant européen. On a élargi l’Europe sans assurer sa cohérence, du coup on l’a bousillée : elle est devenue un lieu de rapports de force où chaque nation défend ses intérêts. Depuis la réunification allemande et l’expansion à l’est, le but de Berlin est que les autres nations deviennent des sous-traitants. Je ne le reproche pas à l’Allemagne. Je dis que la France peut suivre une autre voie : des accords à échelle mondiale portant sur le partage du contrôle d’opérations avec les États-Unis, avec le Japon. C’est ce qui s’est passé avec Alstom : une bonne stratégie pour parer aux tentatives de domination allemande. Peugeot l’a fait avec le Chinois Dongfeng. L’État a bien joué son rôle en intervenant dans le jeu. La France doit jouer la carte mondiale pour contourner ses difficultés à l’échelle européenne.

Reste le temps du politique enfermé dans le court terme…

Même si j’ai raison, disait Keynes, il est parfois plus avantageux d’avoir tort avec tout le monde que d’avoir raison tout seul. En politique, il faut chercher des résultats rapides pour calmer l’impatience des citoyens. Ainsi, la France doit lutter contre les fraudes, l’évasion fiscale, les gaspillages. Il faut combattre le dumping salarial, social ou environnemental. Je suis pour une pression très forte en vue d’harmoniser les conditions économiques à l’intérieur de l’Europe. Quant au patronat, je l’ai connu plus engagé socialement, après la guerre. Manuel Valls aurait pu insister davantage sur la ­responsabilité sociale des patrons, après avoir dit tant de bien d’eux.

Quelles décisions s’imposent rapidement selon vous ?

Deux ou trois mesures sociales fortes qui ne coûtent pas cher et donnent des résultats rapides. En se gardant de soutenir les activités en déclin, voire condamnées. Il faut distinguer le sort des secteurs et celui des hommes.  

Propos recueillis par Éric Fottorino

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