Les paradoxes hongrois
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Me voilà dînant avec un journaliste « de centre droit » dans une brasserie où l’on ne serait pas surpris de croiser Sissi, celle de Romy Schneider. « Ce fut le rendez-vous de l’intelligentsia hongroise avant la fin de l’Autriche-Hongrie », me dit Ablonczy Balínt, et j’ai repensé à Stefan Zweig car, absolument intact et vaguement poussiéreux, c’était, oui, ce Monde d’hier dont le brutal naufrage avait provoqué cent ans de séisme permanent. […]
« Trois crises ont fait le succès d’Orbán, m’explique-t-il, et la première est celle du projet commun, en 2004. » L’année précédente, par référendum, près de 84 % des Hongrois avaient ratifié l’entrée dans l’Union. Les affiches en faveur du « oui » vantaient et détaillaient le bonheur à portée de main. « Est-ce que je pourrai ouvrir une pâtisserie à Vienne ? » Mais voyons, oui, bien sûr que vous le pourrez, et, pour la majorité des gens, ce devait être la fin du purgatoire après ces si longues années de négociations et de sacrifices exigés par la transition.
« La Hongrie, me dit Balínt, pensait devenir l’Autriche, notre Occident à nous puisque Vienne est restée notre Ville lumière » mais, entrés dans le club, les Hongrois ne s’y sentent guère à l’aise. Non seulement ils « avaient imaginé l’Union dans sa version germanique, plus conservatrice, plus continentale et moins grand large que les versions française et britannique, celles d’anciens empires qui pensent monde et non pas Mitteleuropa », mais ils ne sont naturellement pas devenus aussi riches que les si riches Autrichiens avec lesquels la Hongrie s’était inconsciemment vue revenir aux plus belles heures de l’Empire.
L’Union déçoit la Hongrie et, bientôt, la braque car, incroyable surprise, il lui arrive de prendre des décisions communes, à la majorité, qui doivent s’appliquer à tous et même à ceux qui n’y avaient pas été favorables. Alors quoi ? Bruxelles, c’était Moscou ? Déjà finie l’indépendance ? Le malaise est tel qu’Orbán sent le vent tourner. À l’époque opposant puisqu’il avait perdu les élections de 2002, il se fait porte-voix du souverainisme montant, l’amplifie, l’organise, et puis il y a la deuxième crise, celle de 2006.
Socialiste, pro-business et ancien dirigeant des jeunesses communistes, un Tony Blair hongrois, Gyurcsány Ferenc, vient d’obtenir un deuxième mandat de Premier ministre en remportant 209 des 386 sièges du Parlement. Pour y parvenir, il avait fait beaucoup de promesses impossibles à tenir. Il le sait et commet l’erreur, en septembre, d’aller le dire en ces termes aux élus de son parti : « Il est évident que nous avons menti tout au long de ces dix-huit derniers mois […]. J’ai failli en crever […]. On a menti le matin, le midi et le soir. Nous avons tout fait pour garder secret ce dont le pays a vraiment besoin […]. Nous le savons tous : après la victoire, il faut nous mettre au travail. » C’était dit à huis clos, mais ces phrases, la radio publique va les diffuser le 17 septembre car le Premier ministre a été trahi par l’un ou plusieurs de ses camarades opposés aux mesures d’austérité qu’il veut prendre.
Fidesz et Jobbik, l’opposition s’indigne, tempête et fait descendre dans les rues, en grand nombre. Les socialistes et leurs alliés libéraux, la gauche en un mot, deviennent « les menteurs ». On frise l’émeute. La « crise du mensonge » annonce le retour de Viktor Orbán et, entre-temps, la faillite de Lehman Brothers a mis le monde au bord de la banqueroute. En 2008, les Hongrois découvrent, stupéfaits, que ces Occidentaux, leurs institutions financières, leurs gouvernements et leurs technocrates, ceux-là mêmes qui leur avaient imposé la dureté de la transition, sont bien loin d’avoir la science infuse et seraient plutôt des jean-foutre.
Voilà l’Occident désacralisé à leurs yeux. C’est cette troisième crise, celle-là mondiale, qui porte Viktor Orbán au pouvoir en 2010 mais, alors que la majeure partie des opposants de gauche que j’ai rencontrés, à Ózd comme à Budapest, le voit maintenant aux commandes jusqu’à sa mort, Ablonczy Balínt ne le croit pas imbattable. « Il avait été battu en 2002. Il l’a été en 2006 et, sans les réfugiés de 2015, sa réélection de 2018 aurait été compromise par la corruption et l’état des écoles et des hôpitaux », estime ce déçu de l’orbanisme avant d’ajouter que Viktor Orbán est si conscient de cette fragilité qu’il a souvent jugé prudent de reculer face à des mobilisations populaires.
Les étudiants l’ont empêché, en 2012, d’introduire des frais de scolarité à l’université. En 2014, la fronde générale provoquée par la taxation d’internet a été victorieuse. L’obligation de fermeture dominicale des commerces avait suscité un tel mécontentement, en 2016, qu’elle a été abandonnée par le Premier ministre qui a également dû renoncer, en 2017, à la candidature de Budapest à l’organisation des JO de 2024 tant le coût de ce projet faisait scandale.
Issu d’une famille de la droite nationaliste et protestante, Ablonczy Balínt avait admiré la force et la détermination avec lesquelles Viktor Orbán relevait le drapeau national, rompait avec les hommes de l’ancien régime et tenait tête à Paris, Bruxelles et Berlin. Orbaniste, il écrivait dans un journal orbaniste mais « aussi proches que nous ayons été du Fidesz, nous n’étions pas des soldats, nous faisions du journalisme » et ce journal, dans la grande tradition orbaniste, un affidé du Premier ministre l’a racheté pour le fermer car « aux yeux d’Orbán, si l’on n’est pas totalement pour lui, on est contre lui ». Fin octobre, Balínt et d’autres licenciés d’Heti Válasz mettaient donc la dernière main à un site d’enquêtes de haut niveau, culturelles, économiques et politiques.
Leurs anciens lecteurs les soutiennent. Le centre droit s’éloigne du Fidesz car les atteintes aux libertés et les tensions avec le reste de l’Union l’inquiètent. La droite modérée bascule dans l’opposition mais, pour pouvoir déstabiliser Viktor Orbán, les oppositions devraient se coaliser alors qu’elles sont totalement éclatées, majoritaires en nombre de voix et intentions de vote mais si diverses que le Fidesz domine le Parlement, une majorité des deux tiers, car le système électoral avantage le parti arrivé en tête des scrutins.
Les socialistes ont opéré un virage à gauche. Gyurcsány Ferenc, leur ancien Premier ministre, a rompu avec eux et formé son propre parti. Les Verts sont en chute libre car jugés trop conciliants avec le pouvoir. Jobbik perd pied car le recentrage y a semé la division. Le centre droit se cherche encore après avoir tenu les rênes dans les premières années de la démocratie. Viktor Orbán est minoritaire mais aujourd’hui tout-puissant et, qui plus est, approuvé par une écrasante partie de l’opinion sur la question des réfugiés, jamais appelés « réfugiés » mais toujours « migrants ». Ce soir-là, un chauffeur de taxi germanophone m’avait dit sur un ton de commisération : « Ah !! Vous êtes français… C’est dur pour vous ! » dur à cause de l’immigration, bien sûr, et Balínt confirme. « L’immigration, me dit-il, domine les esprits car, depuis l’ouverture des frontières par Angela Merkel, les Hongrois et toute l’Europe centrale avec eux ont une peur viscérale que l’Allemagne et l’Autriche ne deviennent musulmanes. »
Vous aussi ? lui ai-je demandé.
Il a souri, hésité et répondu : « Non »… Non, mais « à Strasbourg j’ai vu un gamin de douze ans traduire sa mère qui vivait en France depuis vingt-cinq ans. On ne peut pas ne pas se poser de questions, a-t-il poursuivi, parce que l’assimilation n’est plus aussi certaine qu’avec les précédentes vagues d’immigration, qu’un État doit pouvoir dire à qui il veut et ne veut pas ouvrir ses frontières et que tous les migrants ne sont pas des réfugiés fuyant la mort ou les persécutions ». Je notais sans rien dire et il s’est jeté à l’eau.
« Le plus grand roman hongrois, m’a-t-il dit, Les Étoiles d’Eger, raconte la résistance victorieuse de la citadelle d’Eger aux troupes ottomanes. Tout le monde a lu ça. Sous le communisme, on en avait fait un film que tout le monde a vu et dont une scène montre les combattants turcs serrer les rangs avant de donner l’assaut au cri d’“Allahu akbar !”. Eh bien, cette scène je l’ai revue et j’ai entendu ce cri le 15 septembre 2015 lorsque Orbán a fait déployer sa barrière métallique devant les réfugiés et qu’ils se sont regroupés pour la renverser. J’essaie de me démarquer de l’instrumentalisation politique qu’Orbán fait du problème. L’apocalypse du remplacement, non, c’est ridicule, je n’y crois pas et je déteste que ces hommes soient traités en sous-hommes, mais en Europe centrale, et en Hongrie particulièrement, nous avons des raisons historiques de nous vivre en sentinelles et frontière de l’Europe. »
« Avant 2015, m’a-t-il encore dit, nous ne prêtions pas trop attention à la petite musique de nos propres émigrés décrivant à leurs familles l’importance croissante de l’immigration musulmane en Europe occidentale mais, en 2015, c’est devenu notre problème. La crainte de l’islamisation est omniprésente parce que, depuis la transition, nous vivons dans l’insécurité culturelle et sociale et que nous ressentons, parallèlement, une peur de disparaître car nous ne sommes même plus dix millions de Hongrois. »
Nous en étions aux strudels, fondants, exquis, viennois, quand Balínt m’a posé une question : « Mais à vos yeux, Bernard, où est le problème avec le nationalisme ? En quoi est-ce mal ? » Interrogé, interpellé, je ne pouvais pas me défausser en lui répondant que j’étais là pour voir et entendre et non pas débattre. J’ai donc répondu à sa question en lui disant… Par ma culture littéraire et historique, lui ai-je dit, par mon inconsciente obstination à placer la France au cœur du monde et par l’excessive admiration qu’elle m’inspire, je suis français jusqu’à la caricature. Je suis plutôt cocorico, lui ai-je même avoué, mais je suis pourtant, avant tout, européen parce que je veux que nous continuions à peser dans le monde, que nous ne le pourrons pas sans l’unité de nos pays, qu’il y a une identité européenne qui n’est pas celle des États-Unis ou de la Chine, que cette identité, je veux la défendre, que je suis un souverainiste européen et que j’aspire, pour toutes ces raisons, à une Europe politique, forcément fédérale et à même d’être un acteur de la scène internationale. On peut et doit, lui ai-je encore dit, être patriote, fier de son pays et l’aimer, mais il faut se garder du nationalisme et le combattre car il est la recette d’un affaiblissement collectif, d’une somme d’affaiblissements nationaux qui nous ramènerait vite aux conflits d’intérêts puis aux guerres entre Européens.
D’un hochement de tête, Balínt m’a approuvé. Il était d’accord. Nous étions d’accord mais… L’étions-nous vraiment ? Complètement ? Nous n’avons pas poursuivi. Nous n’avons pas approfondi mais, en mon for intérieur, je savais que non, que notre accord ne relevait que de la Raison, pas de l’estomac, parce qu’il est plus facile d’être fédéraliste européen lorsqu’on est citoyen de la deuxième puissance économique de l’Union que lorsqu’on est hongrois et que la mondialisation de l’économie, le nivellement culturel et le supranationalisme européen menacent à ce point votre identité.
Les regards, forcément, sont alors différents, et que dire des orbanistes ? Même les moins europhobes d’entre eux, diplomates et conseillers du Premier ministre, vous racontent comment ils ont réalisé, en 2004, que les Allemands et les Français étaient un peu plus égaux que les autres dans l’Union et qu’il était bien difficile d’y peser lorsqu’on était hongrois. Hegedűs Zsuzsa, la première conseillère, aussi à l’aise à Saint-Germain-des-Prés qu’à Budapest, est bien plus directe encore : « Attends ! m’a-t-elle dit dans la guinguette de Buda où elle aime donner ses rendez-vous de fin de journée. Les États-Unis d’Europe !… Mais moi je n’ai jamais cru à cette idiotie et, de toute manière, ce n’est pas dans le contrat. Ce n’est pas l’Europe à laquelle nous avons adhéré et le souverainisme est fondamental car l’adversaire est global. »
L’adversaire ? Je ne lui en ai pas demandé la définition tant elle était évidente. Zsuzsa est une intellectuelle, une sociologue, une élève de Touraine mais, pour elle comme pour tous les orbanistes, l’adversaire est le « libéralisme », mot-valise désignant le désordre international issu de la chute du mur, mot-carrefour où peuvent aussi bien se retrouver la Manif pour tous que la France insoumise, ceux que révulse le thatchérisme et ceux qui détestent, au choix, en tout ou en partie, le recul de Dieu dans l’Europe chrétienne, la libéralisation des mœurs, l’immigration musulmane, les « élites », l’immigration « extraeuropéenne », le « politiquement correct », l’immigration tout court, l’islam, la France (par définition révolutionnaire et donneuse de leçons), l’Allemagne (« qui a plus de pouvoir économique aujourd’hui que du temps d’Hitler », dit Zsuzsa) – bref, les temps présents sous tous leurs aspects, bons, mauvais ou discutables.
Après ce dîner avec Balínt, j’ai longuement marché avant de rejoindre mon Airbnb, près de la place des Héros. Envahie de touristes des cinq continents, la capitale du souverainisme est totalement cosmopolite. On y parle chinois, hébreu, japonais, toutes les langues d’Europe, bien sûr, et même arabe à condition d’avoir le portefeuille bien rempli. On y parle avant tout anglais car toute la jeunesse de Budapest parle au moins globish et c’est dans ce jargon que se font les échanges car, Hongrois mis à part, personne ne parle hongrois. Budapest est jeune, vibrante, internationale et trépidante, débordante de bistros, boîtes de nuit et restos de toutes les cuisines, italienne et asiatique avant tout car ce sont les moins chères. La municipalité a si bien réglementé les taxis qu’il faut vraiment le vouloir pour se faire rouler. L’ancien quartier juif, celui d’avant-guerre, d’avant le génocide, est devenu le Soho local et, en fait de retour aux valeurs chrétiennes, ça drague partout et dans une frénésie mondialisée qui ne fait pas vraiment défense de l’ordre moral.
« Je ne suis pas libérale mais libertaire », m’avait dit Zsuzsa dans sa guinguette, mais tout de même ! Budapest vit du tourisme, et très bien. Toute la Hongrie profite de cette bien réelle invasion et des fonds européens et la Hongrie se voudrait barricadée, à l’abri de ses frontières, insulaire au cœur de l’Europe ? Ce pays marche sur la tête mais pas beaucoup plus, en fait, que le reste de l’Union où sondages et radios-trottoirs donnent grosso modo les mêmes résultats qu’en Hongrie.
Que pensez-vous de l’Union européenne ? – Pouah ! Dégoûtant !
Que pensez-vous de l’euro ? – La source de tous nos malheurs !
Que pensez-vous de Bruxelles ? – Appelez les gendarmes !
Voulez-vous sortir de l’Union ? – Non ! Voulez-vous sortir de l’euro ? – Certainement pas ! Ma déambulation m’avait mené jusqu’à l’Académie des sciences, ses marches et ses colonnes. J’allais prendre le pont des Chaînes pour passer à Buda, de l’autre côté du Danube, et puis non. Je n’aime pas Buda, ni son château, ni ses quartiers résidentiels, ni son marché, oui, oui, très beau, magnifique mais sans plus aucune authenticité tant il est bourré de touristes. Je fais demi-tour vers Pest, la vraie ville, ses bureaux, ses facs, ses ministères, ses immeubles xixe et Budapest by night qui semble ne jamais dormir.
Roumanie de Ceausescu, Syrie d’Hafez el-Assad (le père), Pologne de l’état de guerre ou Turquie d’aujourd’hui, j’ai connu beaucoup d’États policiers mais la Hongrie de Viktor Orbán n’en est pas un. Personne n’a jamais eu peur de m’y parler. Je n’y ai jamais ressenti le moindre besoin de prendre une quelconque précaution avant d’appeler qui que ce soit. Je n’y ai pas été l’objet de filatures ostensibles destinées à m’intimider et, pourtant, bien que j’aime cette ville, j’y ai constamment été mal à l’aise car je n’ai jamais cessé de m’y dire que la Hongrie concentrait tout ce qui rend aujourd’hui le monde tellement inquiétant.
Extrait de L’Enquête hongroise (puis polonaise, italienne et autrichienne)
© Flammarion, 2019
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