l’argent et sa roue,
l’argent et ses chiffres creux,
l’argent et son troupeau de spectres.

L’argent est une fastueuse géographie :
montagnes d’or et de cuivre,
fleuves d’argent et de nickel,
arbres de jade
et les feuilles mortes du papier-monnaie.

Ses jardins sont aseptisés,
son printemps perpétuel est congelé,
ses fleurs sont des pierres précieuses
sans odeur,
ses oiseaux volent en ascenseur,
ses saisons tournent au rythme de la montre.

[…]

L’argent est le grand illusionniste.
Il escamote tout ce qu’il touche :
ton sang et ta sueur,
ta larme et ton idée.
Avec l’argent tu n’es plus personne.

À nous tous nous construisons
le palais de l’argent :
le grand Zéro.

Ce n’est pas le travail, mais l’argent
notre châtiment.
Le travail nous donne le pain et le sommeil :
l’argent est l’araignée, et l’homme la mouche.
Le travail façonne les choses ;
l’argent suce le sang des choses.

Le travail est le toit, la table, le lit :
l’argent n’a ni corps, ni âme, ni visage.

L’argent dessèche le sang du monde,
absorbe la cervelle de l’homme.

Escalier d’heures, de mois, d’années :
tout en haut nous ne trouvons personne.

Monument que ta mort élève à la mort.

Qu’est-ce que la roue de l’argent, sinon l’une des formes du cycle infernal de l’attachement et de la souffrance tant étudié par les maîtres bouddhistes ? Et par le Mexicain Octavio Paz, influencé par les sagesses orientales autant que par les cultures précolombiennes et le surréalisme européen. Les vers ci-dessus sont extraits d’Entre la pierre et la fleur, un long poème commencé en 1937 et remanié en 1976. Après avoir vécu plusieurs mois à Mérida à proximité de Mayas cultivateurs de sisal, Octavio Paz a voulu montrer « la relation qui, à l’image d’un nœud coulant, liait l’existence concrète des paysans à la structure impersonnelle, abstraite, de l’économie capitaliste ». Ou comment le retour des saisons se trouve remplacé par un argent étranger, carnivore du temps. Les vers prennent l’allure de proverbes, comme en écho à William Blake. Si une première version répétait, en apostrophe : « L’argent magique ! », il n’y a plus ici que succion, vide et mort. Car, durant les années trente, l’écrivain associa la poésie à la révolution, avant de dénoncer les dictatures communistes, ainsi que les hommes creux du mercantilisme mondial. Il fut l’une des consciences de son temps, critique de Pinochet et de Castro. Et le défenseur d’une poésie transgressive, qui, plutôt que de cautionner les simplifications morbides de tribuns épris d’unité, se voulut un territoire pluriel, en recherche des autres. Loin des fantômes de la finance et des populismes, un lieu où toi, moi, lui, nous tous ensemble, pourrions nous rencontrer un instant, « comme le fruit et les lèvres ». 

 

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