Dans les pas de François, Benoît, et les autres
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Il est un lieu, au sommet de la colline du Vatican, que le vacarme de la place Saint-Pierre, envahie par les pèlerins et les touristes, n’atteint pas. Le regard embrasse la coupole de Michel-Ange, qui se détache sur le ciel, et le panorama de la Ville Éternelle jusqu’au Monte Mario et au-delà. C’est l’endroit le plus silencieux et le plus secret du Vatican, lequel, avec ses quelque quarante hectares, constitue l’État le plus petit du monde. Derrière une haie parfumée et colorée de roses se dresse, silencieux, le monastère Mater Ecclesiae.
Notre itinéraire à la découverte des secrets du Vatican sous le pape François commence ici. Il commence par la nouveauté la plus bouleversante en vingt siècles d’histoire de l’Église catholique : la cohabitation de deux papes à quelques centaines de mètres l’un de l’autre. Au cours de l’été 2012, alors que les vols de documents et les lettres anonymes empoisonnent l’atmosphère du palais apostolique, Benoît XVI renonce au siège pontifical et décide de se retirer dans ce monastère.
Son majordome, Paolo Gabriele, a dérobé et divulgué à la presse des documents secrets concernant l’activité du pontife afin de frapper ses collaborateurs les plus proches : son secrétaire d’État, Tarcisio Bertone, et le commandant de la gendarmerie, Domenico Giani. C’est le scandale « Vatileaks ». Benoît XVI se rend compte qu’il n’a plus la force de tenir les rênes de la curie. Il demande à ce qu’on rénove ce petit monastère où, quelques mois plus tôt encore, des religieuses cloîtrées consacraient leurs journées à la prière et à la culture d’un potager biologique dont les produits étaient destinés à la table du pape.
Lorsque tout est prêt, le 11 février 2013, Ratzinger démissionne et ouvre un nouveau chapitre de l’histoire de la papauté. Aujourd’hui, le pape allemand vit retiré dans le monastère, mais on peut le voir tous les après-midi à 16 heures sortir en compagnie de son fidèle secrétaire, Mgr Georg Gänswein. Appuyé à un déambulateur – il a du mal à marcher –, il se dirige vers la grotte qui reproduit fidèlement celle du sanctuaire de Lourdes pour y réciter son chapelet. Deux gendarmes pontificaux veillent de loin, avec discrétion, à ce qu’il ne soit pas dérangé.
Quelques centaines de mètres plus bas, toujours dans les jardins du Vatican et à l’ombre de la basilique Saint-Pierre, l’atmosphère est complètement différente. Voici la gare de chemin de fer qui relie le petit État à l’Italie (c’est de là que Bergoglio est parti pour rallier Assise le 4 octobre 2013). Ce bâtiment abrite aussi une grande boutique de vêtements (notamment de luxe), montres, parfums et appareils électroniques, où il est possible de faire ses achats sans s’acquitter de la TVA, comme dans un duty free. Il n’y a rien de plus étranger au pape François, et pourtant ces affaires constituent une source de revenus importante pour le Vatican. À quelques pas de là, devant cette espèce de centre commercial d’un genre particulier, se dresse une statue en bronze inaugurée le 5 juillet 2013 (quelques mois après l’élection de Bergoglio) ; œuvre de l’artiste italien Giuseppe Antonio Lomuscio, elle représente l’archange saint Michel brandissant son épée. Sur le socle de ce monument censé célébrer la cohabitation des deux papes, ont été gravés les blasons de Benoît XVI et de François.
Au bas d’un petit escalier, nous atteignons enfin Sainte-Marthe, la résidence que le pape François a choisie. Le successeur de Benoît XVI a, en effet, refusé les appartements pontificaux du palais apostolique, parce qu’il aime côtoyer les gens. De fait, Sainte-Marthe est animée par un va-et-vient incessant. On trouve même, à quelques mètres de là, une station-service destinée aux habitants du Vatican. Très critiquée par les écologistes – elle masque le tympan de la coupole de Saint-Pierre –, la résidence Sainte-Marthe a été construite en 1996 pour héberger les cardinaux pendant la durée des conclaves. En temps normal, elle accueille les prélats qui travaillent au Vatican, ainsi que des visiteurs. Aucun signe extérieur ne trahit la présence du pape, à l’exception d’un garde suisse stationnant devant la porte d’entrée.
À l’intérieur, on découvre un vaste hall revêtu de marbre et doté d’un long comptoir. L’ameublement est moderne, sans excès. Au fond, on accède à la chapelle où Bergoglio célèbre tous les matins, à 7 heures, une messe désormais très prisée. Soixante-dix personnes, au maximum cent, sont autorisées à y assister : les listes sont établies par Mgr Tino Scotti, de Bergame, sévère fonctionnaire de la secrétairerie d’État, qui reçoit des milliers de demandes par mois.
François occupe toujours la chambre 201, au deuxième étage, où il s’est installé aussitôt après son élection. La pièce voisine lui sert de bureau : il y travaille et y reçoit ses invités. Sur une commode, près de sa table, trône une statuette en bois d’une quarantaine de centimètres, pour le moins insolite, qu’il a fait venir d’Argentine et qui représente saint Joseph endormi. Chaque jour, il glisse dessous une quantité de morceaux de papier pliés : prières et demandes d’intercession adressées au père putatif de Jésus. Saint Joseph, a expliqué un jour Bergoglio, « prend soin de l’Église tout en dormant ».
Sainte-Marthe n’est pas seulement la résidence du pape, elle est devenue son « quartier général » à proprement parler. Dès les premières heures du matin, il y rencontre ses collaborateurs les plus proches : le cardinal Pietro Parolin, le substitut Angelo Becciu, son porte-parole Federico Lombardi, le cérémoniaire Guillermo Karcher et, naturellement, ses deux secrétaires particuliers, l’Argentin Fabian Pedacchio et l’Égyptien Yoannis Lahzi Gaid. À Sainte-Marthe, le pontife déjeune et dîne au réfectoire commun avec ses amis cardinaux et prélats. Dans son bureau, il peut recevoir qui il veut loin des yeux indiscrets et téléphoner à qui il souhaite en utilisant une ligne directe.
Comme n’importe quel employé, Bergoglio quitte Sainte-Marthe à 9 heures, après la messe et le petit-déjeuner. Muni de sa sacoche noire, il se dirige vers son bureau privé, au palais apostolique. Il préférerait parcourir à pied ces quelques centaines de mètres, à l’intérieur des jardins du Vatican, mais par sécurité et pour éviter qu’il ne soit sans cesse arrêté en chemin, on l’a persuadé d’utiliser chaque jour une voiture (la célèbre Ford Focus) avec un gendarme.
Le trajet qui mène de la résidence Sainte-Marthe au palais apostolique est bref : on longe l’imposante abside de la basilique Saint-Pierre et passe à l’ombre de la chapelle Sixtine avant d’atteindre, quelques minutes plus tard, la splendide cour Saint-Damase. François y est attendu par le préfet de la maison pontificale, Mgr Gänswein, qui est exceptionnellement au service de deux papes. En effet, don Georg, comme ses amis les plus intimes appellent cet archevêque originaire de la Forêt-Noire, est aux côtés de François le matin et de Benoît XVI l’après-midi.
En compagnie de Gänswein, Bergoglio gagne en ascenseur la troisième galerie, le troisième étage. En général, sa matinée s’écoule rapidement entre audiences, rencontres, réunions avec ses collaborateurs et les chefs des divers bureaux de la curie romaine (les « audiences ordinaires »), papiers à corriger et à signer. François n’aime guère les appartements pontificaux qui renferment son bureau – il les a qualifiés d’« entonnoir renversé » –, où invités et visiteurs ne peuvent entrer qu’au compte-gouttes. Il n’utilise cette pièce que le matin et le dimanche, pour l’Angélus. Il vit le reste du temps à la résidence Sainte-Marthe, parmi les gens.
L’étage inférieur, la « deuxième galerie », abrite les bureaux de la secrétairerie d’État, qui donnent sur un immense et lumineux couloir orné de cartes géographiques, où veillent des gardes suisses en uniforme. On y trouve les bureaux du secrétaire d’État, le cardinal Parolin, et du substitut, Becciu, ceux du ministre des Affaires étrangères du Vatican, l’Anglais Paul Gallagher, et de l’« assesseur », le Texan Peter Brian Wells. Avec ses deux sections (consacrées, l’une aux affaires générales et l’autre aux relations avec les États), la secrétairerie d’État du Vatican offre la synthèse de l’universalité de l’Église : ses bureaux sont peuplés de prélats du monde entier, qui parlent souvent trois ou quatre langues et entretiennent des relations avec plus de cent quatre-vingts États de la planète. Hélas, les laïques y sont encore peu nombreux, en particulier les femmes, malgré les ouvertures du pape François à l’« autre moitié du ciel ». Éparpillés à l’intérieur et à l’extérieur du Vatican, les autres dicastères (« ministères ») de la curie romaine se penchent sur des sujets aussi différents que l’éducation, les missions, le clergé et la culture, en accomplissant un travail intense, mais souvent souterrain. Ils représentent l’ossature de la curie romaine. Cependant, après deux années de pontificat, les relations du pontife argentin avec les bureaux de la curie sont encore empreintes de méfiance et de soupçons. Bergoglio l’a lui-même prouvé le 22 décembre dernier, alors qu’il réunissait leurs membres pour les vœux de Noël au deuxième étage du palais apostolique, dans la salle Clémentine aux somptueux marbres. Au lieu du discours habituel, il a énuméré devant évêques et cardinaux les quinze maux qui affectent la curie : de la vanité aux racontars en passant par les rivalités et l’exhibitionnisme. Un choc pour les prélats qui ne s’attendaient pas à des reproches aussi sévères à Noël.
À quelques pas du palais apostolique, auquel elle est reliée par un couloir, se dresse la fameuse tour Nicolas V, siège de l’IOR, l’Institut pour les œuvres de religion, soit la banque du Vatican, autre réalité de la curie que le pontife « venu du bout du monde » s’est efforcé dès son arrivée d’assainir et d’améliorer. L’établissement abrite une grande salle circulaire où environ 17 400 titulaires de comptes courants (ecclésiastiques, diplomates, employés du Vatican, représentants légaux d’ordres et de congrégations), protégés par l’anonymat, peuvent effectuer des opérations bancaires dans le monde entier. La banque dispose aussi de guichets automatiques à l’intérieur du Vatican, où les opérations normales sont indiquées dans les langues les plus communes (anglais, français, espagnol, italien et allemand), mais également en latin. Le retrait se dit ainsi deductio ex pecunia, le solde rationum aexequatio, et les mouvements d’argent sont désignés par la formule negotium argentarium.
À la demande du pape, un groupe de conseillers très spécialisés de la société américaine Promontory a passé au crible comptes et opérations bancaires pendant des mois. Plus de trois mille comptes courants ont été clôturés. C’est désormais le Français Jean-Baptiste Douville de Franssu qui dirige l’IOR depuis le sommet de la tour, où l’on jouit d’un panorama de la ville, du Monte Mario jusqu’à la Villa Médicis, à couper le souffle. Il est assisté par le cardinal australien George Pell, qui occupe, tout près de lui, l’ancien bureau de l’influent et contesté Mgr Paul Marcinkus. Cet homme rude et puissant dirige le secrétariat pour l’économie, la structure que François a créée pour assainir et administrer les finances du Vatican, en appliquant à la curie les principes et les usages du rugby, sport qu’il pratiquait : il vérifie les comptes, rappelle à l’ordre les prélats trop dépensiers, réclame des reçus et des bilans. On comprend pourquoi il est davantage redouté qu’aimé.
Pour le pape François, le berger doit être imprégné de l’odeur de ses brebis. Voilà pourquoi son cœur est parmi les gens, non entre les murs du palais apostolique. Chaque mercredi, à l’occasion de l’audience générale, et chaque dimanche, pour l’Angélus, des milliers de pèlerins se rassemblent sur la place Saint-Pierre entre les bras de la colonnade du Bernin. Mais alors même qu’elle s’apprête à célébrer le jubilé extraordinaire de la miséricorde, l’Église de François se voit obligée d’affronter un ennemi redoutable et sans visage : le terrorisme. Aussi, sur la place même où le pape lance chaque semaine un message d’amour et de paix, des dizaines de détecteurs de métaux ont fait leur apparition, rendant la vie vraiment difficile aux touristes et aux pèlerins. Ceux-ci doivent désormais patienter longuement aux contrôles de police pour pouvoir entrer dans la basilique et accéder à la place, à l’occasion des cérémonies officielles. Police, armée et carabiniers veillent sur son périmètre et sur les rues limitrophes. Le pape François rêve d’une Église accueillante qui construise des ponts et non des murs, une Église ouverte au dialogue avec les autres religions. Et voilà que les menaces de l’islamisme l’obligent à vivre dans un Vatican cadenassé.
Traduit par Nathalie Bauer
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