Un temps, le pape a été privé d’État. Il n’était plus que  l’évêque de Rome, chef de la sainte Église catholique et apostolique. C’était après 1870, quand l’achèvement de l’unité de l’Italie avait entraîné la disparition des États pontificaux, protubérance qui coupait en deux la péninsule depuis le milieu du viiie siècle. À partir de là, tour à tour, Pie IX, Léon XIII, Pie X, Benoît XV, Pie XI ne cessèrent de protester contre la perte de ces territoires sur lesquels leurs prédécesseurs avaient exercé une pleine autorité temporelle. Le conflit entre la papauté et l’Italie unifiée prit le nom de « question romaine », jusqu’à ce que Mussolini, soucieux de s’attirer les bonnes grâces de l’Église – des catholiques italiens –  ne compense les pertes de 1870 par la création d’un État-croupion de 44 hectares (mais doté de tous les attributs de la souveraineté étatique), le Vatican. Cela aux termes d’un traité signé par le Duce lui-même dans le palais du Latran, siège de l’évêché de Rome, avec le représentant du pape Pie XI, le cardinal Gasparri, le 11 février 1929. Ainsi, les papes retrouvaient le support temporel de leur liberté spirituelle…

En réalité, et contrairement aux images largement diffusées à l’époque d’un pape prisonnier dans ses palais, les pontifes n’avaient rien perdu de leur liberté après 1870. Les « garanties » accordées par le nouvel État italien, et obstinément refusées du côté de l’Église, permettaient en particulier au pape de continuer à entretenir des relations diplomatiques par le biais du Saint-Siège (l’administration de l’Église universelle), ce qui était le cas depuis la fin du xve siècle et qui l’est encore. L’État italien assurait la protection  des ambassadeurs près le Saint-Siège résidant à Rome, comme il le fait toujours aujourd’hui. Mieux : c’est au moment où le pape a perdu sa qualité de chef d’État que son autorité sur l’Église s’est renforcée comme jamais auparavant. Après 1870, la centralisation romaine des décisions dans l’Église, et le pouvoir de la curie sur les épiscopats locaux n’a cessé de croître, pour culminer sans doute sous le pontificat de Pie XII dans les années 1950. Sans que la création de l’État de la Cité du Vatican (puisque tel est son nom) ait en rien favorisé ce processus. 

Le pape a ainsi renoué avec sa double qualité de chef spirituel de l’Église catholique (en tant qu’évêque de Rome, et par l’intermédiaire du Saint-Siège) et de souverain temporel absolu d’un minuscule État. Il n’est pas, en 2015, le seul chef religieux qui se trouve dans cette situation. La reine Elizabeth est Gouverneur suprême de l’Église ­d’­Angleterre. Le dalaï-lama est une sorte de souverain en exil. En Iran, en revanche, le Guide de la révolution Ali Khamenei n’est pas président de la République. 

Au-delà du folklore, gardes suisses et collections de timbres, la question mérite d’être posée, même du point de vue de l’Église catholique : le Vatican est-il utile ou non à la papauté ? Au fil des années, la créature née des accords du Latran est devenue une sorte de paradis fiscal en plein cœur de Rome, source de scandales financiers de toutes sortes. Le pape François a entrepris d’y mettre bon ordre. Ses prédécesseurs, il est juste de le souligner, avaient aussi tenté de le faire. Sans beaucoup de succès. D’autant plus que l’administration de l’État de la Cité du Vatican (le gouvernorat qui règne sur la basilique Saint-Pierre, les musées, les jardins et le grand magasin hors taxes) et l’administration du Saint-Siège (qui s’occupe d’un milliard de catholiques) sont souvent à couteaux tirés. Pour être dévot, on n’en est pas moins homme !  Là se trouve en bonne partie l’origine des Vatileaks, ces révélations oiseuses sur des complots au sein des sommets de l’Église qui ont précédé la renonciation de Benoît XVI.  Même la diplomatie, où la double calotte pontificale pourrait sembler a priori un atout, est un domaine où l’ambiguïté des statuts peut se révéler source de difficultés. Qui est accueilli lorsque le pape se déplace : un chef d’État, avec les honneurs dus à son rang, ou une autorité spirituelle, avec le respect qu’elle suscite ? À chaque déplacement du pape (ou presque) la confusion des genres est source de polémique, comme cela fut le cas encore lors de la visite de Benoît XVI en Allemagne en 2011, les Verts boycottant son discours devant le Parlement.

Que faire ? Donner au Vatican un statut d’autonomie interne garanti par le droit international, avec un gouverneur civil nommé par l’État italien ou toute autre instance représentative, sur le modèle des monastères du mont Athos ? Au moins la papauté échapperait-elle ainsi aux compromissions mondaines et à leurs effets délétères ; et l’exemple pourrait servir pour d’autres lieux saints. Idée farfelue, utopique ? Est-il si absurde que cela de penser que l’institution pontificale serait davantage respectée si elle n’était pas affectée par les scandales liés à ses affaires terrestres ? À l’époque du concile Vatican II, le théologien français Marie-Dominique Chenu annonçait pour l’Église « la fin de l’ère constantinienne », c’est-à-dire la fin de son identification au pouvoir politique (ce qui, en Europe au moins, ne lui a guère réussi au final). La disparition de tout pouvoir temporel des papes serait un symbole fort de cette mutation décisive. 

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