Le deuxième sexe du progrès
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« IA : où sont les femmes ? » interrogeait une étude du cabinet Randstad sur les inégalités d’accès à l’intelligence artificielle publiée en novembre dernier. Les résultats montrent que les hommes s’emparent davantage de l’intelligence artificielle dans leur vie professionnelle : ils représentent 71 % des « talents » mentionnant l’IA dans leurs compétences et ils sont 47 % à affirmer utiliser l’IA au travail (contre 37 % de femmes), même si ces écarts se réduisent chez les plus jeunes. Ces disparités genrées risquent de s’accroître car l’étude dévoile que les employeurs proposent davantage d’accès et de formation à l’IA aux hommes qu’aux femmes. « Ces écarts dans l’appropriation de l’IA créent un avantage comparatif pour les hommes qui, mieux formés, vont bénéficier d’une meilleure sélection à l’embauche », analyse Isabelle Collet, sociologue des sciences de l’éducation à l’université de Genève. « Ces inégalités ne sont que le prolongement du fait que les femmes ne sont pas assez présentes dans le secteur de l’informatique : 80 à 85 % du monde informatique est conçu, installé et occupé par des hommes », poursuit la chercheuse. Isabelle Collet rappelle qu’au début de l’informatique, dans les années 1960, les femmes étaient pourtant aussi présentes que les hommes. La bascule genrée dans le secteur a eu lieu dans les années 1980, lorsque la programmation est devenue valorisée et rentable.
Cette appropriation masculine de la valeur ajoutée générée par le progrès technique est au cœur des inégalités professionnelles.
Cette appropriation masculine de la valeur ajoutée générée par le progrès technique est au cœur des inégalités professionnelles. Elle accentue la division sexuée du travail (hommes et femmes n’occupent pas le même type de postes dans les mêmes secteurs professionnels) et accroît l’écart de valeur attribuée au travail des hommes et des femmes, ce qui se traduit par des inégalités de revenus. Ce mécanisme a même été identifié dès les premiers progrès techniques de l’histoire humaine, au moment de la diffusion de l’agriculture sédentaire au Néolithique avec l’invention de la charrue à bœuf et de son ancêtre l’araire. Ce dernier, un instrument primitif qui permettait de creuser des sillons dans le sol, nécessitait le recours à la force des bras et, de ce fait, correspondait davantage à la morphologie masculine. L’araire est donc devenu la prérogative des hommes. Quelques siècles plus tard, lorsque les bras furent remplacés par des bœufs, les hommes qui s’étaient approprié l’outil ont reçu le bénéfice symbolique de la hausse des rendements produits par la charrue. La chercheuse en sciences sociales Pauline Grosjean, dans son livre Patriarcapitalisme paru au Seuil en 2021, affirme ainsi que les inégalités de revenus entre les femmes et les hommes datent de l’invention de la charrue à bœuf, dont les gains de productivité ont survalorisé le travail des hommes.
Alors comment faire pour que l’intelligence artificielle ne soit pas un nouveau facteur d’inégalités de genre ? « D’abord, il faut déclarer une tolérance zéro sur les violences sexistes et sexuelles dans le milieu de l’IA et du numérique, souligne Isabelle Collet. Ensuite, former les enseignants aux questions de genre. » Pour éviter, par exemple, que les stéréotypes ne continuent à pousser les filles vers les filières littéraires et les garçons vers les filières technologiques et scientifiques, plus enclines à bénéficier du progrès technique – en 2023, les garçons étaient sept fois plus nombreux à choisir au lycée la spécialité « numérique et sciences informatiques » (NSI). Les enjeux sont économiques : la fondation Femmes@Numérique estime à plus de 230 000 emplois les besoins de recrutement de ces métiers d’ici à 2025. Mais ils sont aussi sociaux, car le « progrès » ne saurait être réellement progressiste sans inclusivité.
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