Les défenseurs du ­français le rappellent avec une délectation morose : en 1783, l’Académie de Berlin, rendant les armes, mit au concours les raisons de l’évidente « universalité » de la langue française. Puis elle couronna un Français, Antoine de Rivarol, pour l’essai brillant qu’il avait soumis au jury. C’était le bon temps ; l’Europe parlait notre idiome.

Tout dans cette histoire est aussi factice que la particule de Rivarol. Depuis 1746, l’Académie prussienne était dirigée par des Français : ce concours est une complaisance ; Rivarol dut partager le prix, avec un Allemand qui plus est. Dans un essai solide, mais jamais cité, Johann Christoph Schwab attribue le rayonnement européen (et non pas universel) de la langue française à des raisons contingentes (victoires de Louis XV, influence culturelle, etc.) et donc passagères. 

On comprend que les hérauts de la langue française aient négligé Schwab pour vénérer Rivarol. Sa thèse était d’une spectaculaire et gratifiante arrogance : l’universalité de la langue française est exclusive (une langue domine et doit dominer) ; elle est ontologique (cette langue porte en elle la perfection linguistique, qui lui assure une supériorité durable).

Longtemps l’affection portée à la langue française et l’action menée en sa faveur furent rivaroliennes : essentialistes (aimant à citer les « qualités éminentes » du français) et impérieuses (invoquant, par exemple, ses prérogatives diplomatiques). On mesure combien la puissance actuelle de la langue anglaise déprime les disciples d’Antoine. 

Singulière inconséquence : croyant s’arc-bouter au dernier rempart, ils tournent le dos à un essor spectaculaire de la langue dont ils portent le deuil. Depuis qu’il s’est détaché du latin, le français n’a jamais été autant parlé (220 millions de locuteurs), autant écrit (grâce au numérique), autant appris (112 millions). Cette langue progresse même dans la formation supérieure et la recherche, pour lesquelles la cause semble pourtant perdue : la prépondérance anglophone en la matière, que l’on se plaît à souligner, n’est pas un ostracisme.

Le mondain Rivarol s’intéressait aux salons ; détestant les Lumières, il n’a pas compris leur effet sur l’essor du français. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, par son ambition et par sa langue (terminologie technique), a donné au français une tout autre universalité : celle du savoir ; il ne l’a pas perdue. En témoigne le développement, depuis cinquante ans, de la francophonie universitaire.

L’Agence universitaire de la Francophonie regroupe aujourd’hui, sur le mode associatif, 800 universités utilisant la langue française. Situées dans cent pays, du Brésil à la Chine, elles forment un des plus grands réseaux universitaires. Les adhésions qui se multiplient, le dynamisme de la coopération universitaire et scientifique en français (projets internationaux de recherche, mobilités d’étudiants et de chercheurs), les effets heureux et mesurables sur le développement des pays émergents ne laissent aucun doute sur l’expansion actuelle de cette langue.

Mais cette universalité n’est pas plus exclusive (elle s’inscrit nécessairement dans la pluralité linguistique) qu’elle n’est ontologique. Elle tient aux caractères dont l’histoire a doté la langue française et à l’état actuel de la production mondiale du savoir.

Langue de science, car langue savante, le français possède des atouts. Une tradition d’expression scientifique (terminologie, corpus de textes, thesaurus de notions) ; un bon équipement en grammaires, dictionnaires, bases de données ; une solide protection des États, ainsi qu’un soutien financier qui, malgré la crise, reste impressionnant (apprendre puis utiliser le français constituent un investissement sûr) ; enfin, une tradition d’emploi social de la langue. En France, les noces de l’État et du français sont anciennes, l’idiome définit et exprime le pouvoir : c’est d’ailleurs un trait commun à tous les régimes (monarchies, empires, républiques), peut-être le seul. Cette langue a acquis la vertu de tisser du lien social ; parler français, c’est faire société. L’Organisation internationale de la Francophonie n’est que l’extension au monde de cette pratique sociale de la langue ; le français est une langue de réseaux.

On comprend par suite pourquoi, dès 1961, une quarantaine de responsables d’universités (rejoints plus tard par des centaines d’autres) employant cette langue se sont associés pour faire ce que les savants pratiquent depuis toujours : réseauter. On comprend que l’Agence universitaire de la Francophonie pilote la seule association d’établissements d’enseignement supérieur et de recherche fondée sur une langue ; on saisit pourquoi cette langue est le français.

La science requiert le réseautage ; le français en est un bon outil. L’inventivité savante tire profit, également, de la pluralité des expressions : le monde contemporain nous en fournit la preuve.

L’idée d’une langue unique pour la science, en l’occurrence l’anglais, date de la seconde moitié du xxe siècle ; elle renvoie à la domination des universités et laboratoires des États-Unis d’Amérique, servis par des revues et organes de validation également nord-américains, et moteurs d’une coopération scientifique stable au sein d’un arc septentrional (États-Unis – Europe – Russie – Japon). Depuis peu, le paysage change et l’émergence concerne aussi le savoir : Amérique latine (le Brésil a dépassé la Russie pour la production scientifique) et l’Inde hier ; la Chine demain ; l’Afrique après­demain : ce continent (où l’enseignement supérieur se développe au rythme de l’économie) est le prochain producteur de savoirs. Ces pays sont rétifs à l’hégémonie linguistique anglo-saxonne ; ils sont ouverts au plurilinguisme ; plusieurs sont francophones et francophiles : le Brésil en est l’exemple éclairant, qui mène une politique de plurilinguisme universitaire dont les effets sur la langue française sont impressionnants. Acceptons-en l’augure : le polygénisme plurilingue est un bienfait pour la science. On mesure aujourd’hui ce que coûte le monopole de quelques revues (anglophones) traitant des mêmes questions selon les mêmes perspectives : l’unilinguisme, supposé facteur de transparence, exprime une hégémonie, tend à la routine, risque d’accompagner un appauvrissement. L’innovation requiert une biodiversité de la science et la liberté de son expression. Les universités qui emploient la langue française en ont la conviction depuis toujours ; l’évolution du monde leur a donné raison.

Il s’agit donc de contribuer à la biodiversité du savoir, en constituant une communauté scientifique francophone mondiale puissante et de qualité. Avec la conviction, en outre, car la Francophonie est une politique, que soutenir l’essor de l’enseignement supérieur et de la recherche dans les pays émergents, c’est fortifier un des leviers majeurs de leur développement. On ne saurait être plus fidèle au projet de l’Encyclopédie

Car se dessine ainsi une nouvelle universalité de la langue française : réellement mondiale mais non exclusive, savante et solidaire, librement choisie et généreuse, émancipatrice. Nous pouvons oublier Rivarol.  

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