Deux ans après son entrée à la Maison Blanche, la position de Trump dans l’opinion américaine s’est-elle renforcée ou dégradée ?

Elle ne s’est pas dégradée. Trump est le président de sa fraction électorale et a entièrement conservé le soutien de celle-ci. Mais sa manière de faire est fondée sur le besoin d’avoir des ennemis. Lorsqu’il a été élu, j’ai pensé qu’une fois au pouvoir il ne parviendrait pas à maintenir la tension interne de la société qui lui avait permis d’accéder à la Maison Blanche. Or, il y est parvenu et y parvient toujours. De ce point de vue, c’est la position des États-Unis comme une république de citoyens qui, elle, s’est dégradée. Dans sa célèbre Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, publiée en 1776 – année de la révolution américaine –, l’historien Edward Gibbon concluait que, lorsqu’un régime devient impérial, il perd ses vertus. Trump incarne ce diagnostic. Ce qui me surprend le plus, c’est la manière dont les républicains anti-Trump et les évangéliques courbent l’échine devant lui. Ils ont perdu ce qui faisait la « vertu républicaine ». 

Si vous deviez pointer les principaux succès de Trump président, lesquels seraient-ils ?

Le plus important réside dans ses nominations à la Cour suprême. Sous Trump, la Société fédéraliste, cette association juridique très conservatrice fondée sous Reagan, qui s’était donné pour objectif de soumettre le droit américain à ses intérêts, l’a emporté : l’ultraconservatisme s’est imposé pour longtemps à la Cour suprême. Le deuxième succès de Trump, de son point de vue évidemment, est de mener progressivement à bien son entreprise de dérégulation dans les domaines de l’environnement, de l’assurance maladie, de la finance, etc. Son troisième succès, c’est son rapport à la Chine. Je pense qu’il répond mal à un problème réel. Mais il aura contribué à faire comprendre que la montée en puissance de la Chine pose des problèmes sérieux.

Et quels sont ses principaux échecs ? 

La réduction faramineuse des impôts aura des conséquences désastreuses. Trump agit là en républicain moderne typique. Il clame d’abord son hostilité à la dette publique. Puis, une fois au pouvoir, il l’accroît considérablement. Enfin, le gonflement de cette dette lui permet de justifier la réduction des budgets sociaux. Mais, du point de vue de sa propre ambition, l’échec le plus important de Trump réside dans son incapacité à détruire ce qui subsiste du New Deal aux États-Unis, c’est-à-dire les subventions sociales publiques. Il s’y attelle par mille biais, sans y parvenir. 

Vous n’évoquez pas dans ses échecs l’isolement international des États-Unis…

Non, parce que, de son point de vue, ce n’est pas un échec. Au contraire, cet isolement montre qu’il reste fidèle à son slogan : « L’Amérique d’abord ! »

Le phénomène Trump s’inscrit-il dans une tendance mondiale de montée du populisme réactionnaire ou diriez-vous, après deux ans de présidence, qu’il s’explique d’abord par des spécificités américaines ? 

Les deux éléments sont compatibles. J’ai d’abord pensé que les institutions américaines résisteraient à la présidence Trump. Mais après Charlottesville [ville de Virginie où, lors d’un rassemblement de suprémacistes blancs, le 12 août 2017, un néonazi a foncé avec son véhicule sur des contre-manifestants, tuant une jeune femme et blessant plusieurs personnes] et, au vu de la réaction de Trump [qui a renvoyé les deux camps dos à dos], j’ai commencé à croire au retour possible du filon raciste dans la politique américaine. Il ne faut pas oublier que Trump est le premier président des États-Unis élu d’abord pour être un Blanc qui défend les Blancs. Mais, au-delà du racisme, il existe un catalyseur encore plus important, c’est la puissance du ressentiment. On le constate aujourd’hui au Brésil et dans de nombreux autres pays. En fin de compte, Trump s’inscrit avant tout dans une tendance mondiale. 

Les élections de mi-mandat reposent en général sur les enjeux locaux. Quel sera le poids des enjeux nationaux cette année ? 

Oui, ces élections sont souvent dominées par les enjeux locaux, mais en 1994 le républicain Newt Gingrich avait réussi, par le biais de son « contrat avec l’Amérique », à leur donner une portée nationale en plaçant le rejet du président démocrate Clinton au cœur du scrutin. Et, en 2010, le Tea Party en a fait un référendum anti-Obama. Cette année, Trump pense qu’une personnalisation à outrance de cette élection lui sera favorable. On aura la réponse le 7 novembre au matin.

Le Parti démocrate apparaît souvent paralysé face à Trump. Sa gauche se renforce et l’appareil du parti est convaincu que, si celle-ci l’emporte, les démocrates seront balayés à la présidentielle en 2020. Comment va ce parti ?

Je nuancerais votre description, car les démocrates ont toujours été une coalition d’intérêts. Mais on assiste actuellement à un « mouvement antipolitique » : le parti est dominé par des technocrates et on a l’impression qu’il craint la démocratie et ne veut prendre aucun risque. D’où la paralysie. Au fond, ce qui manque, autant dans l’appareil qu’à gauche, c’est une vision de l’avenir cohérente. Défendre les acquis du New Deal, prôner le renforcement du rôle de l’État dans l’économie, ce n’est pas suffisamment attrayant. La question que posait Werner Sombart en 1906, lorsqu’il publiait Pourquoi le socialisme n’existe-t-il pas aux États-Unis ?, reste d’actualité [le sociologue y décrivait un exceptionnalisme américain incompatible avec le socialisme]. Au cœur du succès de Trump, il y a l’idée que l’argent fait la loi. 

Si le Parti démocrate remportait la majorité de la Chambre des représentants le 6 novembre – ce qui n’est pas acquis –, comment cela pèserait-il sur la suite de la présidence Trump ? 

Je ne crois pas à une procédure d’impeachment [de destitution]. Pour y parvenir, il faut obtenir les deux tiers du Sénat, c’est inenvisageable. En revanche, si les démocrates gagnent la Chambre – et je pense qu’ils vont y parvenir – on verra se multiplier les commissions d’enquête, qui viseront d’ailleurs davantage des membres de l’équipe Trump que Trump lui-même. Ces enquêtes pourraient paralyser sa possibilité de mettre en œuvre divers projets. Ainsi Wilbur Ross, le ministre du Commerce, a la charge du recensement décennal. Pour celui de 2020, il veut poser la question : « Êtes-vous citoyen américain ? » Or, si elle ne figure pas jusqu’ici dans les questionnaires, c’est précisément pour obtenir un recensement exact de la population. Si les démocrates l’emportent, ils pourront contrecarrer la volonté de Ross. Une série de mesures envisagées pour l’environnement, la santé, etc., pourront se trouver bloquées. La plus importante, pour Trump, touchera son plan de réduction drastique des impôts. Car, sur la fiscalité, la Chambre détient constitutionnellement l’initiative. Si l’échec de Trump est retentissant le 6 novembre, on peut même imaginer qu’il cherche des terrains d’accord avec les démocrates, par exemple sur le lancement de grands chantiers. Parfois, des gouvernants sans principes peuvent s’avérer utiles… 

On entend beaucoup aux États-Unis que jamais la société américaine n’a été aussi divisée. Est-ce exact ?

Non. Dans les années 1960-1970, les divisions, liées à la question des droits civiques ou à la guerre du Vietnam, étaient déjà énormes. Mais on peut dire aujourd’hui que deux Amérique se font face. La démocratie américaine ne fonctionne plus sous Trump comme auparavant. Les adversaires y sont devenus des ennemis. Or on ne pactise pas avec l’ennemi. Surtout lorsque, comme pour les fondamentalistes, cet ennemi est « satanique ». La question majeure qui se pose aujourd’hui aux Américains est : comment des ennemis peuvent-ils redevenir des adversaires ? On en revient au ressentiment. Celui-ci empêche toute cohabitation avec l’autre. Or, pour ce qui est de diviser pour régner, Trump est absolument brillant, et souvent de manière plus subtile qu’on ne croit. Il ment aussi sans vergogne, mais avec talent. Le seul élément qui pourrait l’amener à agir autrement serait de vouloir laisser un héritage. Il aurait alors besoin de s’ouvrir au-delà de sa base électorale. Mais il devrait aussi abandonner sa logique clivante. Ça semble peu probable.

L’affaire des bombes envoyées à Obama, Hillary Clinton, George Soros, Robert De Niro et d’autres n’est-elle pas la démonstration de l’aggravation de la division interne entre Américains ?

Trump a réagi comme d’habitude. Il a appelé à l’unité des Américains et immédiatement pourfendu… les médias, responsables de diffuser de « fausses informations ». Derrière lui, la droite crie au complot. C’est un très mauvais signe. Cela va de pair avec, par exemple, ce qui se passe en ce moment à la Bourse. Wall Street dévisse. Que fait Trump ? Il attaque la Fed, la banque centrale américaine, qu’il rend responsable de ce qui advient. Bref, entre les complots et la recherche systématique de boucs émissaires, le conspirationnisme triomphe. C’est très inquiétant. 

 

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL

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