Peuple à venger l’affront que l’on fait au poète,
peuple à semelles de poésie,
que ta vigilance s’exalte
et dans l’euphorie du triomphe
n’abandonne tes armes que pour en prendre de plus rauques,
plus généreuses,
plus exigeantes !
Les fabricants d’honneur dans leurs néons sécrètent
confetti, serpentins pour enrayer tes muscles.
Peuple, sur ta douleur ils arc-boutent leurs ruses,
avec ton sang déjà ils fondent leurs privilèges.
Ils font de leurs erreurs, de leur inculture tes lois.
Ils te méprisent au point de te forger des rêves
pas plus audacieux que les larmes anciennes.
Sans toi, peuple souverain, qui leur délègues ta force,
de quoi se nourrirait leur suffisance ?
Veille à ce qu’ils n’élargissent pas leur masque,
car tu es ton propre symbole. Et le seul.

Qu’ils osent te nommer par la plume du paon !
Qu’ils osent déchaîner tes océans d’oranges !
Mon peuple dans mon cœur tu affûtes le Verbe.
Révolution Perpétuelle !

 

Matinale de mon peuple, Subervie, 1961, repris dans Pour une terre possible, coll. « Points Poésie » © Éditions Points, 2013

 

Né en Oranie, Jean Sénac était pied-noir. Il se considéra toujours algérien. Horrifié par la misère des siens, il rejoignit en 1955 la Fédération de France du FLN. Les bombes tuaient et blessaient les civils. Albert Camus, son père spirituel, le traita d’égorgeur. Lui s’accepta impur pour « pénétrer dans les charniers ». Il plongea ses mains dans les plaies « pour que le sang s’arrête ». Le poème « Peuple à venger l’affront » appartient au « Diwân de l’état-major », un ensemble de vers rédigé entre 1954 et 1957 et publié dans Matinale de mon peuple en 1961. Jean Sénac y apostrophe le peuple : il scande la deuxième personne du singulier pour l’incarner dans les mots. Et aux muscles, au sang du peuple, il oppose les masques sans chair des profiteurs. Voyez comme les formules rhétoriques se mêlent aux métaphores les plus folles. Quel lyrisme dans cette « plume de paon », ces « océans d’oranges » ! Il faut se rebeller contre toutes les castrations, même de la langue. L’exigence du Verbe est celle de la Révolution. L’indépendance venue, Jean Sénac accepta des fonctions officielles. Mais son intransigeance gêna sans doute. Tout comme son homosexualité et l’éclat baroque de son œuvre, « de la lyre aux tripes ». En 1965, on lui refusa la nationalité algérienne. Était-ce la fin d’un rêve : celui d’un pays fort de son multiculturalisme ? Jean Sénac mourut assassiné, tel Pasolini à qui il fut souvent comparé. C’était en 1973. Le procès fut bâclé. Et jamais rouvert.

À lire, Jean Sénac, poète et martyr (Seuil, 2013) par Bernard Mazo

 

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