Pendant des décennies, Israël a occupé une position unique dans le discours politique américain, bénéficiant d’un soutien bipartisan quasi total de la part des élus. Mais le débat actuel sur l’occupation israélienne, sur le traitement des Palestiniens et sur la nature même du sionisme s’est avéré l’un des plus passionnés du pays. Depuis l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre, il a divisé le corps politique américain, en particulier parmi les jeunes et les Juifs américains. Plus que jamais, les partisans d’Israël estiment que ce pays a non seulement le droit, mais aussi l’obligation d’éradiquer le militantisme palestinien, même s’il doit enfreindre les lois de la guerre pour y parvenir. Inversement, les partisans de la cause palestinienne n’ont jamais été aussi mobilisés dans leur défense des droits de l’homme et de la libération des Palestiniens. Le sentiment se répand parmi eux que le sionisme est incompatible avec toute résolution juste de la crise qui a saisi la Terre sainte depuis plus d’un siècle.

 

Consensus fracturé

Ce qui était autrefois un solide consensus bipartisan autour d’Israël – les défenseurs des droits des Palestiniens étaient marginalisés à gauche et ceux qui mettaient en doute la valeur d’Israël en tant qu’atout stratégique étaient relégués dans des cercles plus conservateurs – a commencé à se fissurer il y a plusieurs années. La première rupture majeure a eu lieu en 2015, lorsque les républicains de la Chambre des représentants ont collaboré avec le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou pour saper la principale réalisation de Barack Obama en matière de politique étrangère, à savoir l’accord nucléaire avec l’Iran. Sans coordination avec la Maison-Blanche comme l’exige la tradition, les républicains ont fait en sorte que Netanyahou s’adresse à une session conjointe du Congrès dans le but précis de dénoncer la politique d’Obama. Par la suite, les politiques droitières de Netanyahou ont continué à lui aliéner les démocrates – y compris de nombreux démocrates juifs.

Lorsque le Hamas a frappé des sites civils et militaires israéliens en octobre 2023, commettant de graves crimes de guerre, il y a eu un consensus clair parmi les Américains sur le fait qu’Israël était en droit de répondre et de répondre durement. Mais ce consensus s’est effrité dès les premiers jours du conflit et, en novembre dernier, un sondage Gallup a révélé que le soutien à l’offensive israélienne en cours était tombé à 50 %, contre 45 % de rejet. En mars 2024, l’approbation n’était plus que de 36 %. Les républicains soutenaient fermement les actions d’Israël, tandis que les démocrates et les indépendants s’y opposaient. Le président Joe Biden était en pleine campagne pour sa réélection, mais son soutien aveugle à Israël lui coûtait cher. Après avoir opposé son veto à de nombreuses résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies exigeant un cessez-le-feu, il n’a évoqué l’idée d’une cessation totale et permanente des hostilités à Gaza qu’en avril. Entre-temps, à partir de novembre, après qu’Israël a accepté une brève pause dans son agression et que le Hamas a libéré plus de cent personnes qu’il avait capturées le 7 octobre, le soutien en faveur d’un cessez-le-feu total et d’un échange permettant la libération de tous les otages a rapidement monté. Dès la mi-novembre 2023, une lettre signée par vingt-quatre parlementaires démocrates a appelé les États-Unis à soutenir un cessez-le-feu total.

Les Américains musulmans et arabes, eux, ont commencé à se détourner des démocrates. Malgré la menace que Donald Trump fait peser sur eux, ils sont nombreux à préférer ne pas se rendre aux urnes plutôt que de voter pour ceux qu’ils voient comme des partisans du génocide à Gaza. Ce type d’opposition, sur une question clé de politique étrangère au cours d’une année électorale, est inhabituel et reflète le mécontentement des électeurs démocrates à l’égard de la politique de Biden à Gaza. Un fossé énorme subsiste entre les actions des législateurs et les souhaits exprimés par les électeurs, mais il commence enfin à se rétrécir.

 

Jeunesse américaine

Les universités ont été le théâtre de certains des affrontements les plus âpres concernant les actions d’Israël à Gaza. Alors que les étudiants se sont rassemblés pour réclamer la fin des massacres de Palestiniens par Israël, la presse, le gouvernement et les responsables universitaires ont traité ces manifestations non pas comme l’expression de l’opinion des étudiants sur une question clé de politique étrangère, mais comme une position antisémite. Alors même que des étudiants et des organisations juives ont joué un rôle majeur dans ces manifestations. 

Il n’est pas surprenant que les jeunes aient pris leur distance avec Israël en raison du brusque virage à droite que cet État a opéré au cours de la dernière décennie. Un rapport de l’Institut Brookings, citant un sondage Gallup de mars 2023, note qu’« Israël a bénéficié d’un niveau de sympathie positif net de plus 46 % parmi les baby-boomers (nés entre 1946 et 1964), et de plus 32 % parmi la génération X (née entre 1965 et 1979). Cependant, il y a une chute massive chez les milléniaux (nés entre 1980 et 2000), au sein desquels la sympathie nette pour Israël par rapport aux Palestiniens a baissé de 2 % ». Cette tendance se poursuit, car les adolescents et les jeunes adultes d’aujourd’hui alimentent le mouvement de protestation. Or cela a été un souci du point de vue électoral pour Joe Biden et ça l’est aussi pour Kamala Harris, car c’est souvent le degré de mobilisation des jeunes électeurs qui, ces dernières années, a permis de franchir ou non l’étroite marge séparant la victoire de la défaite aux élections. Cette distance des jeunes à l’égard d’Israël résulte non seulement des effusions de sang à Gaza, mais aussi des actions israéliennes menées depuis de nombreuses années et visibles par les jeunes sur les réseaux sociaux d’une manière inédite par rapport aux personnes plus âgées. Être témoins de la réalité quotidienne de la vie palestinienne a eu un impact considérable sur ces nouvelles générations d’électeurs.

 

Une fracture juive

Les institutions juives américaines ont, elles, été les premières à défendre Israël, quelles que soient ses actions. Ce soutien a des racines qui remontent à bien avant le 7 octobre. Au fur et à mesure que la popularité d’Israël diminuait, les grandes institutions juives américaines – souvent dirigées et financées par la droite juive, mais comptant dans leur base des Juifs américains plus modérés et libéraux – ont pesé de tout leur poids dans les campagnes visant à qualifier d’antisémites toutes les critiques à l’égard d’Israël et, en particulier, de l’idéologie sioniste. 

« La politisation de la lutte contre l’antisémitisme a de graves implications pour la liberté d’expression »

Loin d’être une simple campagne de propagande, l’effort a porté sur la modification des règles dans les institutions académiques, parmi lesquelles on a vu des universités de premier plan, comme celle de New York, adopter des codes de conduite qui qualifient explicitement l’antisionisme d’antisémitisme. Plus inquiétant encore, il a résulté de cette pression des dizaines d’initiatives législatives visant à ce que cette ligne soit aussi suivie par les normes gouvernementales en matière de discours de haine – de quoi peser sur le financement de nombreuses institutions et même avoir des implications pénales. Selon la Fondation pour la paix au Moyen-Orient, qui suit les actions menées par les grandes institutions juives américaines, « cette politisation de la lutte contre l’antisémitisme a de graves implications, non seulement pour l’activisme israélo-palestinien, mais aussi pour la liberté d’expression et la société civile dans son ensemble, ainsi que pour la lutte contre l’antisémitisme réel et croissant dans le monde entier ».

Le débat aux États-Unis sur la politique à l’égard d’Israël et de la Palestine rappelle l’époque de la guerre du Viêtnam, et la réponse des canaux officiels a été une attaque contre la liberté d’expression et la liberté académique telle que l’on n’en avait plus vu aux États-Unis depuis la « peur des rouges » des années 1950. Les conséquences pour l’avenir de la politique américaine au Moyen-Orient sont difficiles à prévoir, mais il est certain que cette offensive ne restera pas sans effets. 

Traduction par Julien bisson

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