Pourquoi Israël a-t-il lancé une offensive au Liban ?

Je crois que l’attaque israélienne du Hezbollah était préparée depuis longtemps. Du point de vue de ses généraux, cette guerre était inévitable. Mais après le 7 octobre, qui a totalement surpris l’état-major, le Hezbollah est devenu un champ d’intervention secondaire. De plus, je pense que Biden a opposé un veto à une extension par Israël de la guerre. 

Et cette fois il ne l’a pas fait ?

Non. Je suis venu à New York pour participer à la négociation sur la « trêve de 21 jours » proposée par les présidents Biden et Macron. Le mercredi soir, Blinken [secrétaire d’État américain] a confirmé qu’Israël et le Hezbollah avaient validé les termes d’un accord. Le jeudi matin, Netanyahou annonçait qu’Israël les refusait.

Netanyahou a empêché un cessez-le-feu ?

Oui.

Pouvait-on s’attendre à cette guerre ?

On assistait depuis longtemps à une guerre de basse intensité. Et la possibilité d’une confrontation large n’a jamais disparu depuis le 8 octobre, lorsque le Hezbollah a décidé de manifester un soutien modeste au Hamas. Mais l’extension du conflit se heurtait à des freins, au premier chef la mémoire du passé. En 1982, 1996, 2006, des Premiers ministres israéliens ont lancé leurs troupes sur le Liban, avec chaque fois un échec pour bilan. Le Hezbollah dispose désormais d’une capacité militaire importante, avec des cadres et des soldats d’active, mais aussi de nombreux réservistes. Bref, beaucoup en Israël craignaient les conséquences d’une guerre. La réalité est qu’avant le 7 octobre la guerre n’était pas souhaitée par le Hezbollah et peu par Israël. Les deux camps respectaient les « règles d’engagement » dans une guerre de faible intensité. La confrontation restait maîtrisée. Mais la situation a récemment connu une détérioration rapide. 

Qu’est-il advenu ?

On a constaté une escalade graduelle, clairement menée par les Israéliens, qui ont multiplié les opérations, les assassinats de hauts dirigeants du Hamas et du Hezbollah. L’assassinat en Syrie par Israël du chef des gardiens de la révolution, le général Reza Zahedi, le 1er avril, a été un tournant majeur. On a assisté, depuis, à une montée numérique constante des cibles visées par Israël. Jusqu’à l’attaque des bipeurs, le 17 septembre, qui constitue une escalade d’une autre nature : 4 000 personnes, dont 500 perdent un œil, sont touchées sur presque tout le territoire libanais ; et une population qui entre dans la psychose, avec la crainte de devenir victime d’un ennemi insaisissable. Pourtant je ne crois pas que le Hezbollah, malgré ce qu’il s’est passé, souhaite se lancer dans une confrontation générale. L’Iran pas plus. Mais l’environnement général de la région est tel que le cycle des violences risque de ne pas pouvoir être arrêté.

Comment envisagez-vous la suite au Liban ?

J’espère que nous allons vers un cessez-le-feu. Dans cette guerre, contrairement à Gaza, l’armée israélienne ne semble pas dans un esprit de vengeance illimitée. Je veux croire qu’au Liban elle préserve une certaine rationalité, et se contenterait de repousser le Hezbollah sur une quinzaine de kilomètres. Mais tout peut arriver. 

Où en est le Moyen-Orient, un an après le 7 octobre ?

Je crois que nous sommes entrés dans un cycle long de violences. Il y avait eu des signes avant-coureurs auparavant. Toutefois, la manière dont les Israéliens ont traité Gaza depuis un an, après l’attaque du Hamas, m’interroge beaucoup. Ils sont inspirés soit par l’instinct de revanche, soit par l’ignorance ou l’absence de plan. Leur comportement n’est pas marqué du sceau de la rationalité et de la planification, mais par l’obsession, comme après chaque surprise désagréable, de vouloir à tout prix rétablir leur « dissuasion absolue ». La dissuasion est un concept abstrait et difficile à définir. Dans ce qui se passe actuellement à Gaza, on ne comprend pas la rationalité des actes israéliens. Hormis détruire, je ne vois pas ce qu’ils entendent faire.

À ce jour, diriez-vous qu’il y a un vainqueur et un vaincu dans la guerre à Gaza ?

Il y a un vaincu évident : c’est la population gazaouie. Plus de 40 000 tués, un habitat et des infrastructures totalement détruits, une incertitude totale sur l’avenir… Et, en face, une politique israélienne qui continue de gêner l’entrée de l’aide alimentaire et médicale. Parallèlement, toutes sortes de crimes de guerre ont été commis à Gaza dès le lendemain du 7 octobre, dans une sorte d’indifférence internationale. Cela pose la question : y a-t-il une « exception israélienne » au droit humanitaire international  ? Et cette autre encore : y a-t-il un vainqueur ? Là, il faut distinguer la bataille de la guerre. Les Israéliens ont une supériorité technologique et militaire évidente. Mais leurs adversaires ont réussi à montrer que la politique suivie depuis vingt ans par leur pays, sous l’emprise de Netanyahou et d’une frange messianique en croissance, pouvait être défaite. Netanyahou avait une stratégie, nourrie d’une exigence absolue : interdire à jamais la création d’un État palestinien. Pour cela, il fallait calmer les fronts secondaires, au nord (le Liban) et au sud (Gaza) pour s’occuper de l’essentiel, la Cisjordanie, en prévision de son annexion future. Cette stratégie a fonctionné cahin-caha. Il y a eu des affrontements, quatre guerres à Gaza, une guerre larvée avec le Hezbollah. Mais ces conflits restaient maîtrisés. La stratégie fonctionnait : en Cisjordanie, la colonisation se renforçait constamment et l’occupation aussi. Cette stratégie a été sérieusement écornée le 7 octobre et depuis. Alors, qui est gagnant, qui est perdant ?

Si vous aviez un conseil à donner aux Palestiniens, que leur diriez-vous ?

Donner à leur unité la plus grande valeur. Après le 7 octobre, le Hamas a tenu à s’approprier tout le bénéfice politique de son acte. Or la grande faiblesse des Palestiniens dans cette guerre, c’est l’identité de son initiateur, le Hamas. Cela s’est avéré être au préjudice de la cause collective palestinienne.

Comment expliquer la passivité inouïe de la « rue arabe » devant le drame palestinien depuis un an ?

Une chose très grave est advenue dans la foulée des printemps arabes [à partir de fin 2010]. En Tunisie, en Égypte et ailleurs, ceux-ci ont abouti à l’installation de pouvoirs plus autoritaires que ceux que les foules avaient voulu renverser. Depuis le début de la guerre de Gaza, des milliers de personnes ont été arrêtées dans les pays arabes. Si vous parlez de Gaza, vous risquez la prison. Les gens ont peur. Le climat dans la « rue arabe » est délétère. Toute parole indépendante est réprimée tant les régimes eux-mêmes en ont peur.

« Téhéran veut à tout prix éviter une confrontation directe avec les États-Unis »

L’Iran et ses alliés sortent-ils renforcés après une année de guerre ?

J’aurais dit oui jusqu’à il y a encore quelques semaines. Du 7 octobre 2023 à avril 2024, les Iraniens observaient la scène de façon confortable. Leurs relais au Liban, en Irak et au Yémen menaient la partition que l’Iran souhaitait. Cela lui permettait de ne pas apparaître au premier rang. Et surtout de se protéger de sa pire crainte : que le conflit s’élargisse sans qu’il puisse s’y soustraire. Mais depuis avril, Israël a « testé » Téhéran de plus en plus ouvertement, multipliant les assassinats sur son propre territoire, lui laissant peu de marge pour se dérober. Jusqu’ici, les Iraniens n’ont pas directement répondu aux attaques israéliennes. Ils sont aujourd’hui plus prudents et plus inquiets. Car Téhéran veut à tout prix éviter une confrontation directe avec les États-Unis.

Le résultat de la prochaine élection présidentielle américaine pourrait-il changer le rapport des États-Unis à Israël ?

Pour le Moyen-Orient, je ne vois pas beaucoup de différences entre Kamala Harris et Donald Trump. Il y a à Washington un consensus institutionnel sur le Proche-Orient. Les États-Unis viennent de donner à Israël 17 milliards de dollars. Ils ont établi un pont aérien depuis le début de la guerre. L’aspect pornographique de l’ovation de Netanyahou au Congrès restera dans les mémoires. L’accueil délirant que les congressistes lui ont réservé laisse à penser que si Netanyahou se présentait à la présidentielle américaine, il serait élu facilement ! Il y a cependant quand même une différence entre Trump et Harris. Celle-ci sera peut-être un peu plus sensible que Biden au discours de la gauche de son parti, lequel est lui-même de plus en plus hostile à la politique de Netanyahou ; mais elle restera dans la démarche démocrate traditionnelle. Trump est très différent. Cet homme sans conviction profonde, dominé par l’idée que les transactions règlent tout, capable d’embrasser Kim Jong-un, peut demain embrasser l’ayatollah Khamenei ou même engager un dialogue avec le Hamas s’il y voit son intérêt. Avec Harris, la ligne démocrate se maintiendra globalement ; avec Trump, c’est l’inconnu absolu. 

Le Royaume-Uni a annoncé cesser ses livraisons d’armes à Israël dans certaines circonstances. Est-ce le signe annonciateur d’un potentiel changement de la position des Européens vis-à-vis d’Israël ? À terme, peut-on imaginer une évolution de la « relation spéciale » des États-Unis avec Israël ? 

L’attitude de l’Occident sur le conflit israélo-palestinien est très éloignée de la position dominante dans le monde. Elle est fondée sur l’idée que ce conflit est en continuité avec l’histoire européenne. L’Holocauste a créé Israël, et donc s’attaquer à Israël, c’est refaire l’Holocauste. Or on assiste à un phénomène très surprenant, c’est que le soutien le plus déterminé à Israël et à sa politique ne vient pas du judaïsme occidental ; il vient notamment de ceux qui ont été ou restent encore des antisémites. C’est particulièrement vrai aux États-Unis : là, les forces fondamentales du soutien à Israël ne sont pas les Juifs, mais les chrétiens évangéliques. Et en Europe, surtout en Allemagne, le fait que la critique de la politique israélienne passe facilement pour de l’antisémitisme dit quelque chose des Européens : on flaire partout l’antisémitisme chez les autres, les musulmans en particulier, parce qu’on a peur d’être soi-même resté prisonnier de l’antisémitisme. Je suis très inquiet que l’on continue de confondre depuis un an la Seconde Guerre mondiale avec la guerre au Moyen-Orient. Si les Occidentaux continuent de refuser de voir que c’est tout autre chose, ils vont droit dans le mur. 

Le 7 octobre restera-t-il dans la conscience mondiale comme l’est resté le 11 Septembre ?

Je ne le crois pas. Non que je nie la dimension de ce qui est advenu le 7 octobre. Mais le 11 Septembre est une rupture radicale : la plus grande puissance mondiale, en situation de paix, est attaquée par une organisation terroriste. Le 7 octobre, lui, se situe dans la continuité d’un conflit long, qui existe depuis un siècle et demi. 

Une sortie de crise est-elle possible ? 

Le pire serait une confrontation générale sans aucun respect du droit international qui, au-delà des Palestiniens, s’étendrait à l’ensemble des populations arabes et mènerait aux deux apocalypses menaçant l’humanité : une guerre nucléaire ou une guerre entre grandes puissances. La clé d’une sortie de crise serait la répudiation définitive du projet du Grand Israël par les élites politiques et intellectuelles israéliennes. Or les sondages israéliens montrent que c’est l’inverse qui se passe. Personnellement, je ne vois pas d’issue. Et malheureusement, je suis convaincu que nous sommes entrés au Moyen-Orient dans un cycle de violences long et de plus en plus sanglant. 

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL

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