Vos outils sont habituellement des pinceaux. Cette fois, ce sont aussi les mots du Petit Robert. Pourquoi ?

Il y a une beauté dans ce dictionnaire. J’ai toujours eu plaisir à tourner ces pages, à me retrouver dans ce grand fleuve de pensées en mouvement sans aucune illustration. J’ai toujours aimé vagabonder dans les textes d’Alain Rey, y puiser mille formes d’idées et finalement découvrir bien autre chose que ce que j’y cherchais. C’est une caisse à outils essentielle à tout créateur. 

Le Petit Robert est-il votre dictionnaire habituel?

J’en ai deux : Le Littré et Le Robert. Mais j’éprouve une passion pour Le Robert et sa pensée analogique qui est aussi la mienne ! J’aime abattre les frontières entre les savoirs et aller chercher la vision d’un neuroscientifique, d’un poète ou d’un anthropologue. C’est cette richesse que je trouve dans tous les dictionnaires qu’a créés Alain Rey : Le Grand Robert, le Dictionnaire historique et le Culturel. Là, c’est un bonheur absolu parce qu’il a rajouté des citations d’auteurs du monde entier.

Lorsque les éditions Le Robert m’ont approchée, j’ai d’abord refusé. Mon respect était tel pour ce monument et le petit gris de la pensée – tous ces minuscules caractères d’imprimerie – qu’il me paraissait inenvisageable de rentrer avec mes polyptyques dans ce corpus. Le Robert me paraissait parfait en soi. J’étais contre l’idée de peindre pour lui puisque je l’aimais ainsi.

Comment avez-vous finalement été convaincue ?

Il a fallu qu’Alain Rey vienne frapper à la porte de l’atelier. « Alors comme ça, vous ne voulez pas travailler avec moi », m’a-t-il lancé. Je lui ai expliqué que je voulais être complètement libre dans mes recherches, passer d’un champ de connaissance à l’autre. Il a éclaté de rire : « Mais Fabienne, c’est ce qui fait la spécificité unique au monde de mes dictionnaires. Nous sommes frères d’esprit et on va avancer ensemble. » Que voulez-vous répondre ? Il a ajouté avec une immense humilité : « Cela fait soixante ans que je me bats pour nourrir la substance des définitions objectives de mots. Je n’y arrive pas toujours. Ce n’est parfois pas assez vivant. La peinture abstraite, dans sa poésie, peut enrichir d’une vision subjective notre dictionnaire, le vivifier. » J’ai été très touchée par ces mots. J’ai accepté uniquement à la condition de rester cachée. 

Que voulez-vous dire ?

L’habitué du Petit Robert qui n’a pas envie de vivre cette expérience de la peinture abstraite ne sera en rien gêné. Il pourra continuer sa lecture dans le petit gris de la pensée comme avant. J’ai demandé que mes polyptyques restent discrets. Des rabats les masqueront. Il faudra les déplier pour les voir !

Cela rime bien avec les plis du 1 ! En quoi ce projet représente-t-il un défi pour vous ? 

J’avais fui la pensée raisonnante il y a plus de trente ans en allant vivre dix ans en Chine pour me former à une autre culture, à une autre langue, à d’autres mots — des idéogrammes. Après ce grand cycle de recherche, des décennies de travail, je reviens vers ces mots et je découvre qu’ils recèlent des énergies vibratoires en constant devenir.

Quelle est votre idée au départ, votre projet ?

Je me suis dit : je vais prendre mon petit canoë-kayak et descendre ce fleuve, lire tout le dictionnaire pour voir comment le cerveau réagit. Et très vite, j’ai compris qu’une vie n’y suffirait pas. J’ai eu des moments de crise devant cette somme de savoirs. Et tout à coup, je me suis rappelé ma fascination, enfant, devant les doubles planches de dictionnaires dédiées à la minéralogie, aux poissons, aux arbres, à quel point je me régalais de cette richesse. Je me suis demandé pourquoi je ne ferais pas un inventaire de mes contemplations du monde sensible en tant que peintre. Et j’ai cherché les mots qui me semblent les archétypes du monde vivant qui nous entoure. J’ai retenu « arborescence », « onde », « vortex »… Je tourne autour de ces mots, de ces notions, depuis quarante ans avec l’intuition que tout cela forme notre univers. 

Pourquoi avoir retenu des couples de mots ?

Je voulais proposer l’expérience de la pensée en mouvement. Mais comment faire ? Un jour, je me suis aperçue que si on rapproche deux mots comme « labyrinthe » et « liberté », on crée une tension, un dialogue, on ouvre sur un imaginaire nouveau. Alain Rey m’a dit : « Allez-y, je vous suis. » Il m’a aidée à peaufiner mes vingt-deux binômes. 

Quelle a été votre méthode ? 

J’ai choisi chaque couple de mots, par exemple « onde » et « ordre », à partir d’une expérience personnelle. J’ai pu contempler les ondes étant petite, quand je vivais en Bretagne, et encore maintenant dans ma cabane au Canada, au bord de l’eau, où j’observe les ressacs et, de temps en temps, les salutations d’une petite baleine qui vient nous rendre visite. Et dans les remous de ces eaux en mouvement, de ces vagues en apparence désordonnées, il y a un ordre. Et puis j’ai accumulé une documentation considérable. Pendant deux ans et demi, j’ai revisité toute ma banque de données, mes archives photo, avec l’aide de mon mari, Ghislain. J’avais vingt-deux valises pour le voyage dans chaque couple de mots et elles se sont remplies. J’ai pioché dans ces valises pour nourrir mes planches de carnets où je prends des notes, je dessine, je fabrique des collages, je colle des photos.

Vos carnets sont-ils le laboratoire où naissent les tableaux à venir ?

Oui, c’est là que j’accumule et que j’organise ma documentation. Regardez : là, j’ai imaginé la composition de mon tableau, un triptyque. J’observe la propagation des ondes, la manifestation au sol de la peinture, ou encore ces ondes que je retrouve dans les nervures de ce morceau de bois, en Corse. Avec mon smartphone, pendant mes balades, je saisis des fragments d’univers. Évidemment, j’éprouve aussi un grand plaisir à retrouver les travaux de Léonard de Vinci sur les ondes du son et de la lumière qui sont régies par les mêmes lois que celles de l’eau. Vinci avait découvert cela ! 

Mais quand avez-vous commencé à peindre ?

J’ai peint en parallèle. Au départ, j’ai été très tentée par le monochrome pour collecter l’esprit des formes. Mais Alain m’a dit : « Fabienne, c’est tellement important la polyphonie des couleurs. » Je l’ai entendu et je me suis lancé dans une expérience vibratoire de la couleur. Pendant deux ans et demi, mon atelier est devenu un vrai laboratoire de recherche. Nous sommes allés bien plus loin que ce qu’on prévoyait avec Ghislain pour tenter de capter comment ces mots vivent dans l’esprit. Je me suis prise comme cobaye dans cette aventure. Nous avons disposé des caméras sous la table vitrée. Quatre caméras pour explorer en direct comment le cerveau réagit, comment le pinceau fouille la forme et va y puiser un dynamisme. Nous avons réalisé quatre-vingt-trois petits films expérimentaux. Des haïkus !

Combien de tableaux avez-vous peints ?

J’en ai fait plus de soixante et j’en ai détruit beaucoup. Et puis, à force de travailler, je me suis installée dans un petit format, le 1,20 m de haut.

Pour Fabienne Verdier, ce sont de petites toiles !

(Rires.) Oui, un triptyque de 3,60 m, c’est petit. Mon format fétiche, comme module de base pour les polyptyques, c’est 183 cm × 135 cm : j’y suis à l’aise quand je traverse l’espace du tableau avec mes gros pinceaux. Tant que j’ai la force de le faire, ça vaut la peine.

Vous disposez vos tableaux au sol pour peindre ?

Je fais fabriquer les châssis sur mesure pour supporter mon poids. À chaque séance de peinture, c’est mon corps qui plonge dans l’espace du tableau. Un acte de peindre à la verticale qui me pousse à jouer avec les forces vitales et notamment la gravité. Ce n’est plus seulement la main qui s’exprime, mais tout le corps qui entraîne le pinceau. Je suis dans un chaos d’énergie et de matière… Ce sont des chantiers innommables ! J’efface et je détruis beaucoup, je lutte et puis, soudain, il y a un moment où ça sonne juste. Ce sont ces moments-là que je garde. 

J’ai été très touchée qu’Alain Rey vienne participer aux séances de peinture.

Illustration : Carnets de recherches © Fabienne Verdier

Vous êtes la seule peintre qui peigne avec ses deux mains. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?

Les Asiatiques et les Occidentaux ont façonné un pinceau avec un manche et j’ai progressivement constaté qu’avec ce pinceau une forme de vélocité m’échappait. J’étais finalement gênée par ce manche. Dans un geste radical, j’ai un jour coupé le manche de ce pinceau. J’ai brisé un tabou. Et j’ai greffé un guidon de vélo sur ce pinceau brisé. Libre de mes gestes, je passais d’une deuxième dimension à une troisième dimension, dans le trait avec un pinceau doté d’une réserve de peinture – ce que nous n’avons pas en Occident. Je dispose à chaque fois de 50 à 80 litres de matière. C’est le génie de la réserve de peinture qui permet de nourrir de longs trajets sur la toile.

Avec quels pinceaux avez-vous travaillé ?

Des pinceaux avec des crins de cheval très longs qui font 1 m ou 1,20 m. Selon les tableaux, j’utilise des poils plus ou moins longs, cela dépend de la vigueur et de la nervosité du trait que je cherche à avoir. Avec l’expérience, je sais quel pinceau va m’ouvrir le chemin d’une expression minérale, ou celui des ondes et des méandres, ou encore celui qui va être plus dans l’éclair de la forme.

N’êtes-vous pas devenue aussi sculptrice en peignant une matière assez lourde, riche ?

Exactement. Quand le relief de matière déborde, je suis obligée d’être gardienne de la première trace. Gardienne de la trace juste, essentielle, et donc j’enlève de la matière et je deviens sculpteur.

C’est nouveau ?

Oui.

Quand est-ce que cela est apparu ?

En peignant le grand format que j’ai réalisé pour la tour Majunga, à La Défense. Mon trait fait 12 m de haut. Là, c’était très difficile : il fallait que je coure sur les châssis de bois pour garder l’énergie, la fulgurance nécessaire, une certaine forme essentielle.

Pourrons-nous voir vos vingt-deux polyptyques exposés ensemble ?

J’aimerais bien ! Il nous faudrait un lieu. On y réfléchit avec la galerie Lelong, avec laquelle j’ai la joie de commencer une collaboration. 

La BNF serait un lieu tout trouvé.

Ce serait merveilleux. J’espère que cela se fera un jour. En attendant, une partie de mon travail sera déjà présentée début novembre à Genève, dans la maison de Voltaire, la villa des Délices.

Quel bilan tirez-vous de cette aventure ?

On peut devenir fou dans ces recherches… Plus j’avance, plus je me rends compte que dans la forme arborescence il y a aussi un vortex, que dans les grands fleuves du monde il y a aussi une arborescence… Toutes ces formes ne peuvent pas être rangées dans des cases, comme on l’a toujours fait. Elles s’interconnectent, elles sont nées l’une de l’autre. C’est assez bouleversant. Et j’en arrive à cette intuition qui me guide depuis toujours : l’univers Un. Toutes ces ondes, ces vortex, ces arborescences se retrouvent partout. Pas seulement dans les mots, mais dans nos expériences individuelles. J’étais hier allongée sur le sol de mon jardin et les vortex dans les nuages me narguaient ! 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

 

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