Nous avons donc appris après les attentats terribles du 13 novembre que nous étions en guerre. Les dirigeants l’ont dit et répété avec toute la gravité qui convient à une déclaration de cette importance. Un débat sémantique a suivi, qui pourrait paraître dérisoire, au regard des massacres du vendredi, une question est revenue sans cesse : peut-on dire effectivement que notre pays est en « état de guerre » ? La controverse naissait d’un premier constat : parler de « guerre » pour qualifier les événements terribles qui avaient secoué Paris ne pouvait plus relever de la simple métaphore, il y avait hélas suffisamment de victimes pour en attester. Quand on parle de « guerre psychologique » ou de « guerre commerciale », c’est seulement pour signifier qu’un conflit gagne en intensité, que les parties prenantes sont décidées à mettre tout en œuvre pour diminuer leur concurrent. Le registre du président Hollande et de son Premier ministre dépassait évidemment ce niveau de sens. Il s’agissait de dire : cette fois, nous sommes vraiment en guerre. Le terme était employé pour dire : nous avons face à nous un ennemi déclaré et il fomente contre nous des massacres. Il veut, comme il l’a horriblement démontré, la mort de tout individu qui serait le représentant d’une communauté haïe, de valeurs détestées, d’un mode de vie jugé impie. Mais si cet ennemi nous a déclaré la guerre, alors nous sommes en guerre contre lui car elle est une relation contraignante : elle dépend de celui qui la déclare. Le choix qui nous reste n’est plus que celui des moyens de combattre. De tels propos sont évidemment graves et glaçants. Et nous avons pris alors soudainement conscience de la fragilité de nos acquis. Le cadre de vie démocratique, un quotidien pacifié, l’évidence même de l’existence : tout cela est à préserver.

On a pu juger alarmistes ces premières déclarations, mais impossible pourtant de ne pas voir qu’elles voulaient être à la hauteur de l’événement du 13 novembre, signifiant qu’il avait fait rupture. Or les critiques consistaient dans une tentative pour réfuter la validité même de l’expression de  « guerre », au nom d’une définition qui peut sans doute paraître trop restreinte, presque inutilement technique, mais dont il ne faut pas oublier qu’elle constitue une part décisive de la culture européenne. On veut parler ici évidemment de la guerre dite classique, ou encore : conventionnelle, « en formes », régulière. Cette guerre-là se mène et se déclare entre États souverains et égaux, elle organise l’affrontement d’armées composées de soldats en uniforme qui s’entretuent selon certaines règles au cours de batailles décisives, afin d’obtenir une victoire qui constitue surtout un avantage au moment de la signature du traité de paix. Cette guerre est tendue vers un « but » dont elle n’est que l’instrument et qui lui donne son caractère limité. Elle signifie alors un rapport de mort, mais entre des autorités politiques responsables, qui se reconnaissent comme égales et délimitent un espace à l’intérieur duquel tuer n’est pas un crime. Elle est une scène judiciaire, un jeu mortel soutenu par des règles mutuellement acceptées dont le respect fonde la possibilité même de la paix à venir. Si effectivement c’est seulement cela qu’on appelle « guerre », on comprend les réserves qu’on pourrait ressentir à désigner de ce terme les attentats du 13 novembre : les terroristes étaient donc des soldats et pas des criminels, des représentants d’un État qu’il faut considérer comme un égal. Ce serait donner, au bout du compte, à l’organisation terroriste une légitimité douteuse et presque reconnaître aux combattants un certain droit de tuer après tout, puisqu’il s’agit d’une guerre. Mais il faut évaluer aussi ce qu’entraîne le fait de refuser de parler de guerre : l’assimilation des terroristes à des tueurs en série, une cécité assumée devant la dimension politique de leurs actes, la tentation de ne voir que chaos et délire, barbarie monstrueuse et sauvagerie sanguinaire au moment où il faudrait déplier des logiques et même entendre jusqu’à quel point ce terrorisme témoigne aussi, à son atroce façon, de notre monde actuel.

On doit donc admettre qu’il y a guerre, mais on doit aussitôt préciser que cette guerre est d’un autre type, qu’on se propose d’appeler « guerre diffuse ». Guerre diffuse car elle peut frapper n’importe quand, n’importe où, n’importe comment, n’importe qui. Son principal objet est de distiller un effroi qui nous empêche de vivre normalement, qui glace notre joie de vivre, nous fait vivre soudain dans un autre monde où des actes de guerre peuvent être perpétrés à chaque instant. Guerre diffuse parce qu’elle gagne des adeptes en diffusant sur les médias modernes des images hypnotiques de violence nue, des modèles d’héroïsation macabre. La guerre classique ritualisait, concentrait, judiciarisait la violence. La guerre diffuse la fait exister comme hantise permanente, possibilité atrocement aléatoire. La réponse à ce nouveau type de guerre, comme on l’a vu ces jours-ci, est décalée, ambiguë (mais peut-il en être autrement ?) : un état d’urgence qui entraîne une sécurisation aveugle du territoire dévorant les énergies et grignotant les droits ; une riposte militaire consistant en des bombardements visant un État qu’on prétend anéantir, sans qu’on sache bien qui sera concrètement anéanti. On voit bien le piège tendu : car la fin des règles de droit et la destruction aveugle sont ce vers quoi veut nous aspirer ce terrorisme qui n’ignore rien de ce que Clausewitz appelait « la montée aux extrêmes ». La monstruosité de la guerre diffuse est contagieuse : elle nous contraint, lentement, insidieusement, à accepter la monstruosité des moyens pour le combattre. La tentation est grande, il faudra cependant résister autant que possible. Non parce qu’il faudrait respecter un ennemi qui ne respecte rien, mais pour nous respecter nous-mêmes. 

 

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