Plusieurs images de Jésus coexistent aujourd’hui. L’une d’elles le présente comme un révolutionnaire. Était-il porteur d’une politique ?
C.P. : Le terme « révolutionnaire » est anachronique. Je dirais de même, d’ailleurs, pour la question : « Jésus était-il féministe ? » On peut bien sûr se demander ce qui, dans la figure de Jésus, suscite cette question. Sous un certain angle, il est « disruptif » – comme on dirait aujourd’hui –, en particulier à l’égard des normes du système religieux en vigueur en Israël. Mais révolutionnaire, il ne l’est certainement pas sur un mode politique : c’est là une confusion présente même parmi ses disciples, et qui perdure très tard, ceux-ci lui demandant même après la Résurrection : « Est-ce maintenant le temps où tu vas rétablir le royaume pour Israël ? » (Actes 1,6). Or ce n’est pas le propos de Jésus. Il le dit bien : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jean 18,36). Toutes les fois où on le ramène dans l’arène politique, on lui fait dire plus que ce qu’il a dit.
R.B. : Le premier à avoir vraiment posé la question du caractère « révolutionnaire » de Jésus est le professeur de religion Samuel George Frederick -Brandon. Mais Brandon la pose en rapprochant Jésus d’un mouvement juif de son époque, les zélotes, au prix d’un gros anachronisme, ceux-ci n’apparaissant plutôt que vers 60, trente ans après sa mort ! Le rapprochement en dit donc plus long sur nos années 1960, qui sont celles où écrit Brandon, et au cours desquelles on se demande si Jésus n’a pas une parenté avec le Che… Jésus, lui, s’efforce de sortir du piège dans lequel on tente de le mettre : on veut savoir s’il est pour ou contre César, pour ou contre les autorités de Jérusalem… Il est peut-être porteur d’un message moral et social révolutionnaire, mais pas politique. De fait, les chrétiens auront en politique des positions très diverses, et beaucoup pencheront plutôt du côté du conservatisme. Quarante ans après la mort de Jésus, on trouve une Première épître de Pierre disant : « Soyez soumis à toute institution humaine à cause du Seigneur, soit à l’empereur, qui est le souverain » (2,13). Rien, dans le message de Jésus, n’interdisait d’aller en ce sens.
L’enseignement de Jésus n’était-il pas malgré tout porteur d’un certain message égalitaire pouvant avoir des répercussions politiques ?
R.B. : Il est certain qu’une partie des chrétiens a compris Jésus à la lumière d’une sensibilité ancienne très défiante des autorités. Luc, qui recueille l’héritage d’un certain courant juif, mouvement de la sagesse lié aux prophètes, annonce dans son évangile la naissance de Jésus avec le Magnificat, que chante Marie, et qui consiste en une sorte de grand programme politique très contestataire : « Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides » (Luc, 1,51-53). Cette tendance perdure jusqu’à aujourd’hui. Et il y a certainement quelque chose de contestataire, au point de vue social, dans le message de Jésus, qui a pu être interprété comme étant politiquement révolutionnaire.
« Toutes les fois où on ramène Jésus dans l’arène politique, on lui fait dire plus que ce qu’il a dit »
Christine Pedotti
C.P. : De même qu’il n’est pas possible de faire du syndicalisme à partir de la parabole des ouvriers de la onzième heure – dans laquelle le maître paye autant celui qui vient travailler une heure que celui qui en a travaillé douze –, de même une lecture juste des paroles de Jésus n’aboutit pas nécessairement à une politique égalitaire, redistributive. Cela explique qu’une tendance assez centrale du christianisme se soit accommodée de l’ordre tel qu’il était. Reste qu’une question en particulier est très présente, au moins dans les trois évangiles synoptiques (Luc, Marc et -Matthieu) : celle des riches et de l’argent. Il n’y fait pas bon être riche. Jésus, à la suite des prophètes, considère vraiment la richesse comme un obstacle pour la foi. Voilà son sujet : pour un riche, accéder au royaume de Dieu est plus difficile qu’à un chameau de passer par le chas d’une aiguille ! Ç’a n’a pas été sans incidence…
À l’inverse, on a parfois présenté Jésus comme un pacifiste, un non-violent, un hippie…
R.B. : On projette bien sûr beaucoup nos années 1970 dans cette image d’un Jésus « baba cool », hippie, pacifiste… Mais on est un peu cruel en moquant l’idéalisme de celui qui « tend la joue gauche ». Prenez Matthieu 25, ce passage où Jésus récompense les altruistes, ceux qui ont vêtu ceux qui étaient nus, donné à boire à ceux qui avaient soif… Ce message est nettement moins inoffensif quand on s’aperçoit qu’il suit un grand portrait du Jugement dernier : chacun sera jugé sur ses actes.
C.P. : Je dois dire qu’on a souvent aseptisé la figure de Jésus. Celui que nous dépeint l’Évangile, chassant, sur l’esplanade du Temple, les marchands qui y font le change pour les sacrifices, renversant les tables, faisant rouler les pièces, ferait un hippie assez violent. Le Jésus de -l’Évangile a des accents de colère, de puissance, de tendresse. Loin d’être impassible, il se laisse traverser par l’émotion.
Le rapport de Jésus aux femmes était-il novateur ?
C.P. : La situation des femmes entourant Jésus, telle que rapportée dans l’Évangile, est surprenante, car elle n’est pas cohérente avec ce que l’on sait de la société de l’époque, dans laquelle les hommes et les femmes évoluent dans des mondes très séparés. Les femmes occupent alors la sphère domestique, n’interviennent pas dans la vie publique et, dans le judaïsme, n’étudient pas la Loi. Or, dans -l’Évangile, elles sont nombreuses et tiennent une place importante. Certaines, même, semblent influencer Jésus. Prenez la Cananéenne qui supplie Jésus de guérir sa fille. Les disciples veulent qu’il la renvoie, car elle les accable de ses cris. Lui la laisse parler mais lui adresse une réponse très dure : il prétend être venu pour les « brebis perdues de la maison d’Israël », c’est-à-dire pas pour les étrangers. Comme elle insiste, il résiste : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens » (Matthieu 15, 26), c’est-à-dire, en fait, aux étrangers. Malgré ces paroles d’une violence rare, elle refuse de lâcher l’affaire. Admiratif de sa foi, Jésus change d’avis et guérit l’enfant. C’est un passage qui met dans l’embarras les exégètes. Reste qu’il existe d’autres exemples de femmes fléchissant Jésus. Sans compter que le plus grand théologien dans l’Évangile est en fait une théologienne : la Samaritaine, avec qui il a un dialogue incroyable, et à qui il révèle qu’il est le Messie. Les femmes ont un rôle si primordial qu’elles sont les premières à recevoir la nouvelle de la résurrection du Christ et à être chargées de l’annoncer.
R.B. : J’ajouterai que l’Évangile de Luc nous apprend que le mouvement de Jésus est « sponsorisé » par des femmes : Marie de Magdala, Jeanne, l’épouse de l’intendant d’Hérode, Suzanne et beaucoup d’autres, qui « l’assistaient de leurs biens » (Luc 8,3). Par la suite, des femmes travailleront à faire redécouvrir cette réalité, de Christine de Pisan au xvie siècle – qui explique que les femmes ont le droit d’écrire car le Christ les a considérées comme des interlocutrices valables – jusqu’à l’époque contemporaine – par exemple, l’initiative de la Bible des femmes, au début du xxe siècle, dans le protestantisme américain, plus libéral qu’on ne le pense.
Qu’est-ce qui a résisté, alors, dans le christianisme, à cet exemple premier ?
C.P. : Une partie de l’explication vient du fait qu’il est né dans un monde déjà terriblement masculiniste et patriarcal, et l’Évangile n’a pas d’emblée la force de changer le monde. Mais aujourd’hui, le véritable enjeu est : comment les femmes peuvent-elles parvenir à l’égalité et à la parité dans l’exercice des responsabilités ? Dans le catholicisme – la branche que je connais le mieux –, un obstacle porte sur l’accès à la prêtrise. Deux lectures existent : pour l’une, la structure masculine du gouvernement dans l’Église – un système élaboré sur deux siècles et depuis très solidement établi – s’enracine dans l’Évangile, car Jésus n’a désigné que des hommes comme apôtres ; pour une autre lecture, rien dans le corpus des textes bibliques n’empêche de soutenir un féminisme actif au sein de l’Église. Au Québec, des femmes ont cherché très tôt la preuve dans le Nouveau Testament qu’il peut y avoir des femmes prêtres. Seulement, c’est une impasse. Elles se sont heurtées à l’idée traditionnelle que notre conception de la prêtrise s’enracine dans l’Évangile. Or c’est faux ! On n’y trouve pas non plus de preuves qu’il y ait des hommes prêtres. L’épître aux Hébreux affirme même qu’il n’y a plus de sacerdoce, puisque le seul grand prêtre est Jésus. Donc, lorsqu’on me dit qu’il ne peut pas y avoir de femmes prêtres, je réponds : « Montrez-moi que Jésus a voulu des hommes prêtres et on pourra commencer la discussion. »
« L’Évangile de Luc nous apprend que le mouvement de Jésus est “sponsorisé” par des femmes »
Régis Burnet
R.B. : En tant qu’historien, je suis aussi très méfiant quand on justifie une pratique actuelle par une pratique ancienne : la plupart du temps, on parle de réalités très différentes. Néanmoins, hors de la question de l’accès à la prêtrise, on assiste aujourd’hui à des changements prometteurs dans l’Église : à Bruxelles, par exemple, les laïcs ont pris la charge administrative des paroisses, et parmi ces fonctions, deux sont tenues par des femmes. C’est une bonne voie : les habitudes sociales ont souvent précédé les constructions théologiques ; pour déminer ces dernières, il faut donc d’abord en passer par la remise en cause des premières.
L’écologie est devenue une des grandes préoccupations de notre temps, notamment parmi les chrétiens. Jésus a-t-il un message à ce sujet ?
C.P. : Les questions environnementales, au sens où nous les entendons aujourd’hui, ne se posaient pas à l’époque. Toutefois, on retrouve dans l’Évangile des passages très poétiques, presque contemplatifs, quant au rapport à la nature. Jésus y est attentif aux champs, aux oiseaux, à la couleur du soleil couchant… On nous raconte qu’il s’éloigne pour prier à l’écart, le matin, en un lieu assez bucolique. Il s’inscrit dans une relation de communion avec son environnement. Que l’on trouve cela dans les textes des évangiles, par ailleurs peu bavards, interpelle.
R.B. : Oui. Il était impensable alors d’imaginer l’être humain suffisamment puissant pour détruire son environnement, d’où l’absence de discours à ce sujet. Mais si l’environnement est pensé comme une création de Dieu, il est impossible de le ruiner. Il me semble toutefois que nous devons rester prudents sur l’utilisation de la Bible : certes, Jésus était en dialogue naturel avec le monde, ancré dans des réalités paysannes ; en faire un militant écologiste reste malgré tout anachronique.
Un des grands points de crispation actuels face au christianisme tient à son rapport à la sexualité. Que dit Jésus à ce sujet ? Il semble en parler peu.
C.P. : Pas grand-chose. On pense aujourd’hui que Jésus a beaucoup parlé de morale sexuelle. En réalité, il a beaucoup, beaucoup parlé d’argent, un peu de pouvoir, et presque jamais de sexualité, à part à travers sa condamnation de l’adultère – assez classique à l’époque –, mais qu’il accompagne d’un pardon sans condition. Il n’apparaît pas, à travers les Évangiles, que cette question soit importante pour lui. Cela dit, la sexualité n’est pas la seule absente : Jésus ne dit mot des relations familiales. On se demande alors d’où vient la structure si familialiste de l’Église ?
R.B. : Les questions de sexualité ont beaucoup agité les premiers chrétiens regroupés dans des communautés marginales. Fallait-il s’abstenir de toute relation sexuelle ou réguler la sexualité à travers un cadre institué ? Si cela interroge autant dès le début, c’est qu’il n’y a pas vraiment de message clair. Un discours officiel a essayé de se substituer à des paroles qui, au fond, n’existent pas.
On a parfois opposé à Jésus Fils de Dieu venu sauver les hommes un Jésus philosophe ou maître spirituel, porteur d’une éthique de développement personnel…
R.B. : Cette idée de « maître de sagesse » est une fois de plus très contemporaine. On l’applique aussi à des philosophes antiques, en oubliant que la philosophie grecque, par exemple avec Platon ou Aristote, fonctionnait presque comme une religion : ils appelaient à un changement de vie radical, engageant la cité aussi bien que les individus… Un maître de sagesse, selon moi, ne dispense pas uniquement deux ou trois petits conseils de bien-être ; il engage toute la vie.
C.P. : Si j’écrivais de nouveau un livre sur Jésus aujourd’hui, je le titrerais Maître d’intranquillité. Avec lui, on est toujours un peu pris à contre-pied, jamais en sécurité. C’est peut-être même pour cela que je suis chrétienne : cette insécurité me rend vivante. En faire un maître de développement personnel ne marche jamais. Certaines de ses exigences sont très rudes : « Ne jugez pas, pour ne pas être jugé » (Matthieu 7,1). Là, c’est inatteignable ! Je sais que je serai toujours mise devant ce qu’il faudrait que je sache faire. C’est cette intranquillité-là, qui, me semble-t-il, me fascine tant dans le personnage de Jésus.
Vous parlez d’intranquillité. Le christianisme est-il, comme on le dit parfois, une grande machine à culpabiliser à travers une morale intenable ?
C.P. : Je dirais l’inverse : le christianisme est une grande machine à émanciper. Il libère de l’obligation de réussir, et ouvre donc tous les possibles. Il est vrai qu’il y a souvent, dans l’exemple des saints, une radicalité, une ascèse qui peut paraître intenable. Est-ce qu’on en devient fou ou heureux ? Tout change quand on admet, comme les chrétiens, que, nous, humains, nous n’y arriverons pas, mais Dieu si. La charge de la réussite passe de nos mains à celles de Dieu, et cela délivre non pas de l’exigence, mais de sa violence. Certes, le christianisme – en tout cas dans sa forme institutionnelle – est aussi une structure humaine, donc sensible aux questions de pouvoir, et la culpabilité est un moyen efficace pour asseoir sa puissance. Toutefois, il faut rappeler qu’au centre du message chrétien se trouve Jésus, dont la vie, à vue humaine, est quand même un échec effroyable ! Cela inscrit précisément l’échec au cœur du christianisme.
R.B. : Paul de Tarse s’est posé très tôt cette question, à propos du suivi des commandements de la Loi juive, et l’on pourrait élargir sa réponse aux commandements de Jésus : on ne peut en effet pas se sauver seul, on a besoin de l’aide de Dieu – ce qu’il appelle la grâce. À ce qu’a dit Christine, j’ajouterai pour vous répondre que toute société humaine est une machine à culpabiliser. Et l’on voit bien que la société libérale actuelle, qui opère sa sortie du christianisme, est, elle aussi, une grande machine à culpabiliser. On peut se demander – un peu par provocation – si des siècles de réflexion chrétienne sur la faute ne participent pas, aujourd’hui, à sortir de la culpabilisation – même si tout est loin d’être réglé.
On reproche souvent aux chrétiens, et aux Églises institutionnelles en particulier, d’avoir trahi ou étouffé le message de Jésus. Qu’en -pensez-vous ?
R.B. : Il est impossible de répondre simplement par « oui » ou « non ». Beaucoup de réalités diverses se cachent derrière le mot Église : deux mille ans d’enseignements avec des niveaux d’autorité différents, mais aussi deux mille ans de courants et de sensibilités tellement variés, parfois opposés… Comment être définitif ? On peut néanmoins pointer, à partir de l’idée que l’on se fait de Jésus, des incohérences.
C.P. : Ce que l’on observe tout de même, c’est que souvent, dans la longue histoire du christianisme, des interprétations marginales, inhabituelles, « disruptives » – pour reprendre ce mot – viennent réalimenter la verve évangélique. Le meilleur exemple, pour moi, est saint François d’Assise : à une période où, au Moyen Âge, les richesses recommencent à s’accroître et où l’Église catholique se trouve être vraiment riche, voilà qu’un homme sorti de sa bourgade, qui n’est personne, veut remettre la question des riches et des pauvres au cœur des préoccupations. Ce qui est formidable, c’est que le pape, la Grande Église, va s’emparer de cette marginalité, la prendre au sérieux et la remettre au centre. Finalement, c’est cette capacité-là qui a gardé l’Évangile vivant pendant deux mille ans, malgré tout. Voilà pourquoi les chrétiens n’ont pas trahi l’Évangile.
Propos recueillis par MAXENCE COLLIN & EMMA FLACARD