L’histoire de Jésus peut tenir, pour moi, entre deux citations. La première, d’Henri Barbusse, qui écrivait : « Quand Jésus vivait, il n’y avait pas de Jésus-Christ, et quand Jésus-Christ est apparu, il y avait longtemps que Jésus était mort », pointant de façon lapidaire l’écart absolu qui existe entre le Jésus historique et le Jésus de la foi. La seconde citation est d’Alfred Loisy, le plus grand exégète français, un prêtre excommunié pour avoir écrit : « Jésus annonçait le Royaume et c’est l’Église qui est venue », mettant en lumière le gouffre – l’abîme ! – qui sépare ce qu’a pu être la prédication du Jésus historique et l’usage subséquent qui a été fait de sa personne pour bâtir la plus grande organisation de coercition que la terre ait jamais porté. J’ajouterai que Voltaire avait raison lorsqu’il présentait Jésus comme « un Juif obscur, de la lie du peuple ». C’est là tout le paradoxe chrétien qui reconnaît Jésus comme Seigneur, fils de Dieu et parfois Dieu lui-même, un homme qui appartenait à une autre religion, qui n’a jamais connu le christianisme et qui, en tant que juif observant – à l’image de son frère Jacques – l’aurait vraisemblablement eu en horreur. D’autant plus en horreur que les Juifs sont vite apparus dans l’histoire du christianisme comme les ennemis par excellence, les « déicides » sous la plume de Méliton de Sardes et d’autres Pères de l’Église.

Personne ne sait et personne ne saura jamais à quoi ressemblait Jésus.

Jésus a toujours vécu sous la Loi, sans autre horizon qu’Israël. Il a été mis à mort par les Romains, pour des motifs romains – avoir prétendu être « roi des Juifs », ou avoir été présenté comme tel –, et a été exécuté par un supplice romain, la crucifixion. Cet écart entre le personnage historique (un Juif du ier siècle) et la figure divine promue dès lors que le christianisme devint la religion officielle de l’Empire romain – ô paradoxe ! – se double d’une cruelle absence d’image pour les chrétiens. Personne ne sait et personne ne saura jamais à quoi ressemblait Jésus. La tradition évangélique ne propose aucune description de son physique. Dans l’Église, deux conceptions s’opposent : selon les uns, il était le plus disgracié des hommes à l’image du serviteur souffrant dans Isaïe (« il était sans apparence ni beauté qui attire nos regards, son aspect n’avait rien pour nous plaire ») ; pour d’autres, au contraire, il était d’une beauté supérieure, une beauté divine, angélique. Les chrétiens doivent se faire une raison : Jésus n’était pas un blond aux yeux bleus comme dans les chromos saint--sulpiciens, ou le film de Mel -Gibson, ni une trace sur « le saint torchon de Turin » (dixit Bernard Dubourg) où, victime d’une hallucination, Claudel voyait « la photo du Christ ». Non seulement on ignore à quoi Jésus ressemblait mais plus encore les paroles et les actes qui lui sont attribués dans la tradition évangélique ne nous font jamais entendre l’histoire elle-même, les faits bruts, mais seulement l’écho de l’histoire.

Jésus n’est donc rien ni personne, il n’est que littérature.

Les exégètes les plus radicaux (ou les plus conséquents) considèrent que les Évangiles ne touchent à l’histoire que sur deux points : le fait de la crucifixion car, lorsque les chrétiens ont voulu se rapprocher de l’Empire, cette exécution était un embarras fondamental – Jésus avait été exécuté comme un esclave révolté contre son maître, c’est-à-dire contre Rome – ; et l’inscription au-dessus de la croix, le titulus « roi des Juifs » (donné sous cette simple forme dans l’Évangile de Marc), dans la mesure où ce ne peut être qu’une inscription venue des Romains. Les Juifs ne se désignent pas comme « Juifs » mais comme « Israël ». La vraie question n’est donc pas : « Que savons-nous de Jésus ? » – qui attire une réponse aussi courte que définitive : rien ou pas grand-chose – mais « Comment savons-nous ce que nous savons ? », ouvrant le champ immense de la lecture critique des textes, de l’exégèse, de l’historico-critique, de la littérature. Des prophètes apocalyptiques de son temps, l’histoire de Jésus est la seule qui nous ait été transmise par écrit. Et cela le distingue de tous ses contemporains, notamment des vingt-deux autres Jésus que l’on trouve dans les textes de -Flavius Josèphe (le grand historien juif), voire de Jean le Baptiste, dont l’histoire a été accaparée par les chrétiens pour en faire un précurseur comme, plus tard, celle de Jésus le sera par les musulmans dans le Coran.

Jésus n’est donc rien ni personne, il n’est que littérature. Une littérature qui nous pousse à suivre l’éternelle injonction des rabbins : scruter les lettres. Étudier, analyser, creuser l’usage qui a été fait de la figure du crucifié et des paroles qui lui sont attribuées, a pour vertu première de nous apprendre à lire, à n’être ni des lecteurs distraits ni des spectateurs distraits de l’immense iconographie chrétienne, cette bible des illettrés. 

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