« Jésus, reviens ! Jésus, reviens ! Jésus, reviens parmi les tiens ! » chante avec fougue le curé de la paroisse de la famille Le Quesnoy, dont l’enthousiasme galvanise son public dans La vie est un long fleuve tranquille d’Étienne Chatiliez (1988). Aussi comique que soit cette scène, elle puise sa source dans les Évangiles, selon lesquels le Christ a annoncé qu’il reviendrait sur terre après sa mort. C’est le sens du mot parousie, que son étymologie rattache au terme signifiant « présence » en grec et qui désigne l’avènement glorieux du règne christique à la fin des temps. Oui, mais voilà, malgré cette impatience partagée, toujours pas le moindre Jésus à l’horizon, et les croyants sont toujours dans l’éternelle attente de son retour. À moins que personne n’ait su le reconnaître ?
Bon nombre de fictions littéraires et cinématographiques se sont en tout cas essayées à le faire resurgir, dont certaines en disent long sur les espoirs placés dans la figure christique. Toutefois, au-delà de la question du salut et de la fin des temps, que représentent ces incursions de Jésus dans notre imaginaire collectif ?
Jésus serait donc du côté des rebelles, mais aussi du côté des plus faibles.
Sans doute son retour le plus poignant est-il celui raconté par Ivan, l’un des frères Karamazov du roman de -Dostoïevski (1880), dans un passage que Freud voit comme « l’une des plus hautes performances de la littérature mondiale ». Dans ce récit, Jésus surgit à Séville, au xvie siècle, en pleine Inquisition. Il est immédiatement reconnu par la foule, qui l’acclame, mais aussitôt emprisonné par le Grand Inquisiteur, qui lui rend visite dans son cachot une fois la nuit tombée. S’ensuit alors un long monologue au cours duquel l’homme d’Église reproche à Jésus d’avoir prêché « aux hommes une liberté que leur sottise et leur ignominie naturelles les empêchent de comprendre, une liberté qui leur fait peur » au lieu de changer les pierres en pains afin de s’assurer de la foi d’une humanité docile et reconnaissante qu’il aurait nourrie. Le Grand Inquisiteur se targue d’être plus altruiste que le Christ, car lui a compris les vrais besoins des hommes : malgré leurs airs indisciplinés, ils n’aspirent qu’à une servitude confortable qui leur garantit d’avoir le ventre plein.
Cette apparition de Jésus dans le roman est alors l’occasion de pointer du doigt la question philosophique du lien entre bonheur et liberté, mais aussi de montrer que les institutions chrétiennes sont parfois en opposition avec ce qu’il a incarné lors de sa première existence. D’ailleurs, le Grand Inquisiteur ne s’en cache pas, puisqu’il lui demande frontalement : « Pourquoi es-tu venu nous déranger ? » Cette même crainte que le Fils de Dieu vienne troubler le bon fonctionnement d’un ordre religieux installé explique aussi la venue dans l’Allier du prêtre Benjamin Spark dans le roman de Jean-Baptiste de Froment paru cet été, La Bonne -Nouvelle. Dans ce texte, le corps de Paul, -châtelain de 70 ans décédé d’une crise cardiaque, disparaît de son tombeau trois jours après y avoir été enterré, avant d’être aperçu à plusieurs reprises dans les environs. Spark, missionné par le Vatican, s’attache alors à démontrer que Paul n’est pas Jésus, car l’Église, comme il l’explique, « est à la merci du miracle de trop ». Un Christ, c’est bien, mais « nul besoin de remettre le couvert ». Ces fictions nous incitent ainsi à mesurer l’écart qui se serait creusé entre l’enseignement de Jésus et les institutions qui prétendent le servir, mais à l’inverse l’instrumentalisent pour asseoir leur légitimité.
Quelques récits contemporains font de Jésus un être humain banal, qu’il soit adepte de musique punk, ou fumeur de joints
Jésus serait donc du côté des rebelles, mais aussi du côté des plus faibles. Dans la série de 2020 Messiah, celui qui se présente comme le fils de Dieu apparaît au cœur de la Syrie contemporaine où il prend sous son aile des réfugiés palestiniens dans un Damas pris d’assaut par l’État islamique. Même thème, autre ambiance : à la fin de la nouvelle de Flaubert La Légende de saint Julien l’Hospitalier, publiée dans le recueil Trois Contes (1877), Jésus apparaît en plein Moyen Âge sous les traits d’un lépreux qui exige que Julien s’occupe de lui, avant de l’emporter au ciel pour le remercier des soins qu’il lui a prodigués. Ces Jésus seraient fidèles à celui de l’Évangile, défiant l’autorité et prenant la défense des opprimés. Leur particularité serait d’attirer la lumière sur les plus persécutés. Mais il est aussi un moyen pour les créateurs des histoires qui le ressuscitent d’interroger les enjeux politiques les plus saillants de leur époque.
Autre récurrence : les Jésus qui reviennent sont souvent tout aussi impénétrables que celui des évangiles. Quelques récits contemporains font certes de Jésus un être humain banal, qu’il soit adepte de musique punk, comme dans le comics Punk Rock Jésus de Sean Murphy (2012), ou fumeur de joints, comme dans le roman The Second Coming de l’écossais John Niven (2011), mais la plupart des représentations de son retour insistent sur son aura surnaturelle et intensifient le mystère qui l’entoure au lieu de le percer à jour. Ainsi, dans la série Messiah, il évite les questions qu’on lui pose, ou y répond de manière détournée. Dans La Légende de saint Julien l’Hospitalier, il ne révèle jamais son identité, celle-ci finissant par se manifester d’elle-même. Dans Les Frères Karamazov, il se contente d’écouter la diatribe du Grand Inquisiteur en silence, puis de l’embrasser avant de partir sans un mot. Sans doute les mises en scène du retour de Jésus ne cherchent-elles pas à aplatir l’idéal qu’il incarne pour nombre d’entre nous, croyants ou non, mais tentent au contraire de le renouveler, de le remettre au goût du jour. D’où l’intérêt de ne pas résoudre l’énigme…