Dans Le Monde sans sommeil, court texte composé aux premiers jours de la guerre de 1914, Stefan Zweig s’inquiétait de la « fièvre insomniaque » qui avait saisi le monde, agité par la perspective du conflit à venir : « Un état de veille effroyable et tout-puissant fait courir ses étincelles à travers les sens excités de millions de personnes, le destin pénètre, invisible, par les mille fenêtres et portes, effarouchant le sommeil, chassant l’oubli de chaque lit. » Et l’écrivain autrichien d’appeler de ses vœux le retour rapide de ce « sommeil bienheureux », qui serait le signe de la paix retrouvée.

Fatigue des corps sans repos, qui cherchent dans le sucre et le café ce soulagement que leurs nuits ne suffisent plus à procurer. 

Fort heureusement, nous n’en sommes pas là, du moins dans l’Hexagone. Mais cela ne veut pas dire pour autant que tout aille pour le mieux au royaume de Morphée. Depuis le début du siècle, le temps accordé au sommeil a largement reculé, en raison de l’environnement urbain, lumineux et bruyant, mais aussi, de plus en plus, à cause de la concurrence des loisirs et des écrans. Quant à la vague des insomnies, qui avait tendance à refluer avant 2020, elle gronde à nouveau aujourd’hui, nourrie par les tourbillons du Covid, des guerres et de la surchauffe du climat. Résultat : la privation de sommeil, que ce numéro du 1 hebdo vous propose d’explorer, monte un peu partout sur la planète, alimentant la fatigue sous toutes ses formes. Fatigue des corps sans repos, qui cherchent dans le sucre et le café ce soulagement que leurs nuits ne suffisent plus à procurer. Fatigue des consciences, qui ne sont plus visitées par aucun rêve, sinon celui de se décharger de leur stress quotidien. Fatigue existentielle, aussi, cet « état d’être en lisière de soi », dont la philosophe Anne Dufourmantelle rappelait qu’il pouvait si bien habiller notre tristesse, prendre corps et ne plus lâcher prise, « offrant alors une insupportable résistance à notre élan vital, nous refusant l’entrée dans le monde des bien-portants à qui l’épuisement semble manquer ».

Il faudra évidemment davantage qu’une cure de sommeil pour sortir la France de sa mélancolie. Mais, dans un pays obsédé par la dette, celle du sommeil ne paraît pas la plus difficile à combler. Elle pourrait même offrir un nouvel idéal à rêver, celui d’un bien-être commun, tout à la fois accessible et gratuit. Mais encore faudrait-il faire pour cela de la sauvegarde de nos songes un enjeu de santé publique. Loin des péroraisons des grands hommes capables de ne dormir que quatre heures par nuit… 

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