À la croisée de l’idéologie de la transparence, du transhumanisme et du solutionnisme technologique, la sleep tech (l’industrie numérique du sommeil) incarne le rêve éveillé de toutes les entreprises du capitalisme de la surveillance : monitorer l’ensemble des formes de la vie numérique comme autant d’expériences à enrichir et de performances à optimiser. Que ce soit sous la forme de matériels « intelligents » (couvertures à température adaptable à chaque occupant du lit, oreiller assurant un réveil par vibrations individualisées, lampes à diffusion variable de lumière, oreillettes masquant les bruits gênants comme les ronflements, etc.) ou sous celle de capteurs dédiés au suivi des différentes phases du sommeil (matelas, bague ou montre connectée), le principe qui domine cette nouvelle économie est celui de la mise en équivalence entre un supplément de bien-être, voire de santé, et des pratiques d’autosurveillance. En ce sens, la sleep tech incarne de manière exemplaire la pratique plus large du quantified self (l’automesure connectée), dont l’argument post-socratique est de se soumettre volontairement à une logique de datafication en vue de mieux se connaître soi-même.

La surveillance n’est plus seulement subie, négociée ou contestée, mais souvent désirée, et « performée »

Niché au cœur de la « culture de la surveillance », le quantified self est, en effet, l’emblème du contrôle retourné sur soi-même. On s’étonne encore beaucoup de voir avec quelle irrésistible efficacité les dispositifs de surveillance s’installent dans nos pratiques les plus ordinaires sans susciter beaucoup d’émoi, et l’on préfère parler alors du « paradoxe de la vie privée ». Pourtant, il suffirait de voir à travers ce cas révélateur combien la surveillance n’est plus seulement subie, négociée ou contestée, mais souvent désirée, et « performée » ! Contrôler son sommeil renvoie à un fantasme cybernétique qui s’est implanté parmi la population elle-même, à travers tous les discours de promotion de la fluidification et de la sécurisation de la vie numérique. De même que la géolocalisation et l’identification par empreinte digitale – et bientôt par reconnaissance faciale – se sont fait une place dans nos usages avec une facilité déconcertante pour ouvrir plus vite nos portables ou pour payer plus rapidement nos achats au supermarché, la sleep tech veut nous convertir aux vertus d’un sommeil plus intelligent. À l’image de la smart city (ville intelligente), devenue entre-temps safe city (ville sûre), la sleep tech prolonge cette idée en considérant en quelque sorte le smart bed (lit intelligent) comme un véhicule qui permettrait de réguler l’ensemble des « bruits » et des « frictions » du sommeil, vécu alors comme un processus, voire un trajet, entièrement contrôlable.

On se souvient que Deleuze voyait le « contrôle » comme un « post-scriptum » à la surveillance et à la discipline foucaldiennes imposées au sein des espaces d’enfermement de type panoptique, du fait même qu’il portait sur les activités et les circulations se situant entre ces espaces. En ce sens, l’industrie de la sleep tech va plus loin dans la banalisation du contrôle et envisage les temps d’improductivité apparente comme de nouvelles frontières à conquérir et de nouvelles ressources à exploiter. Y compris dans la promesse affichée d’augmenter ainsi le profit des productions de la journée. Sous la rhétorique ambivalente de l’« empouvoirement », il s’agit alors pour ces nouveaux marchands de sommeil de nous inciter à documenter et à surveiller non seulement nos performances de tous les jours, mais aussi celles de toutes les nuits… 

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