Qu’est-ce que le sommeil, d’un point de vue scientifique ?

On le définit comme un état d’absence d’activité comportementale accompagné d’un état de repos apparent, mais aussi d’un état neurophysiologique très complexe et hétérogène : l’activité cérébrale est bien sûr très éloignée de ce qu’elle est quand on est éveillé, mais elle varie également beaucoup selon les différents stades du sommeil. Cette richesse permet d’assurer certaines fonctions physiologiques, notamment la régulation émotionnelle, l’encodage de la mémoire et la récupération cellulaire.

Le sommeil a-t-il livré tous ses secrets ?

Loin de là, seulement on dispose à présent d’un certain nombre de connaissances, à commencer par les deux principaux facteurs de régulation du sommeil. Le premier est chronobiologique, c’est-à-dire que le sommeil est lié au cycle naturel de la lumière. Le second est homéostatique : il dépend du niveau de fatigue d’un sujet. C’est ce que l’on appelle aussi la « pression de sommeil ». Plus on s’active, plus cette pression va s’accumuler et nous pousser à dormir.

Nous avons également compris que le sommeil est hétérogène et présente différentes phases. Longtemps, on a pensé que le sommeil lent était une période de relative inconscience, et que le sommeil paradoxal était le moment réservé aux rêves. On sait à présent que c’est plus complexe. D’une part, il existe une activité mentale de rêve dans toutes les phases du sommeil, bien qu’elles soient qualitativement différentes les unes des autres. D’autre part, chaque cycle de sommeil comprend du sommeil lent et du sommeil paradoxal – le premier sera prédominant dans les cycles de début de nuit, le second en fin de nuit.

« Les sujets qui dorment ne sont pas complètement coupés de leur environnement. »

Dernier exemple de connaissance acquise récemment : nous avons découvert que le sommeil n’était pas nécessairement un état global, qu’il existait aussi un sommeil local. Je m’explique : bien que je sois éveillé, certaines parties de mon cerveau peuvent avoir une activité proche du sommeil. Des états mentaux particuliers comme le mind wandering, le fait de « rêvasser », ou un autre, plus rare et moins décrit, le mind blanking, un état de blanc mental, seraient liés à ce sommeil local dans différentes parties du cerveau. Le sommeil local est sans doute une réponse à la pression du sommeil. Lorsque l’organisme sait qu’il ne peut pas déclencher le sommeil complet parce que le sujet est en train de réaliser une tâche, mais qu’il a besoin de récupération, il endort certaines parties du cerveau.

L’inverse est-il vrai ? Reste-t-on en un sens éveillé pendant les phases de sommeil ?

Ça l’est ! Nous avons récemment montré que, contrairement à ce que l’on pensait, les sujets qui dorment ne sont pas complètement coupés de leur environnement. Au sein de chaque phase de sommeil, des micro-états très éphémères se succèdent, dont des phases de conscience forte pendant lesquelles il est possible de communiquer avec l’extérieur. Cette découverte nous confirme que les propriétés cognitives, physiologiques et mentales du sommeil sont très variables au cours du temps. La science s’éloigne donc de plus en plus de cette dichotomie sommeil-éveil pour aller vers une définition du sommeil beaucoup plus nuancée, mixte et hybride.

Quelles perspectives cette découverte ouvre-t-elle ?

Elle peut nous permettre de mieux comprendre certains états pathologiques, comme l’insomnie paradoxale, ce trouble qui donne l’impression à un sujet de ne pas dormir, bien que la polysomnographie confirme le contraire. Ces sujets font peut-être l’expérience d’une plus grande ouverture sur l’extérieur, de phases de conscience plus nombreuses que chez les sujets ordinaires.

L’autre perspective – qui est pour moi la plus excitante – est que nous pourrions, à terme, développer des méthodes pour communiquer en temps réel avec un dormeur, dans n’importe quel stade du sommeil. Le type d’activité mentale à l’œuvre pendant le sommeil, bien que l’on sache aujourd’hui qu’elle est très riche, reste un mystère pour la science. Notre connaissance des rêves, par exemple, est très partielle. Elle dépend de témoignages de sujets dont la mémoire vacille au réveil. Communiquer avec des dormeurs pourrait donc permettre d’avoir un meilleur accès à ce continent inexploré.

De la même manière que l’on accède à certaines informations sous hypnose ?

On peut faire ce rapprochement, bien que pour l’heure la recherche scientifique ait tendance à montrer que l’on est loin de dormir sous hypnose. Au contraire, l’activité cérébrale est grande et le cerveau fonctionne de manière plus rapide, plus active qu’en temps normal. Cela dit, l’hypnose est effectivement un état dans lequel la frontière entre les processus conscients et inconscients devient plus poreuse, ce qui nous donne accès à certains processus qui habituellement demeurent de l’ordre de l’inconscient.

Quels rôles les différents stades du sommeil jouent-ils ?

Le premier stade, qui correspond au début de l’endormissement, est ce que l’on appelle le sommeil lent léger ou, en termes plus scientifiques, le stade N-1. Cette étape a longtemps été négligée dans la science du sommeil. On pensait qu’il s’agissait d’une simple transition vers un sommeil plus profond, sans utilité physiologique. Des études récentes ont montré tout le contraire. L’endormissement est en réalité une étape très intéressante, notamment pour ce qui est de la créativité. Elle permettrait de promouvoir des solutions nouvelles, des idées innovantes. Thomas Edison (1847-1931), le grand inventeur américain, avait l’habitude d’aller s’installer dans un fauteuil pour s’endormir avec un objet lourd dans sa main. Quand il atteignait le stade de l’endormissement, son tonus musculaire lâchait, et l’objet, en tombant, le réveillait. À cet instant-là, il se dépêchait de noter toutes les idées qui lui venaient en tête. Nombre de ses découvertes seraient dues à cette méthode. Une étude récente menée par Delphine Oudiette a reproduit ce schéma et a permis de confirmer que cette pratique avait tendance à augmenter la créativité des sujets.

La deuxième grande étape, le sommeil lent profond (N-2 et N-3), nous aide à encoder nos souvenirs. Des neurones situés dans les régions hippocampiques s’activent de manière intermittente, mais récurrente, pour sélectionner et consolider les souvenirs importants. Les informations considérées comme plus futiles vont être alors effacées.

Le sommeil paradoxal constitue la dernière étape. C’est à ce moment qu’ont lieu les rêves les plus vivides, les plus réalistes, avec le plus de contenus sensoriels. Ce stade du sommeil joue un rôle majeur dans la régulation émotionnelle. Les souvenirs chargés de manière négative ont tendance à être « blanchis ». Le sommeil paradoxal contribue à transformer le contenu traumatique en simple souvenir. La communauté scientifique émet l’hypothèse qu’un cauchemar est la conséquence d’un échec du cerveau à traiter un souvenir négatif trop lourd. Il déclenche alors un réveil en plein processus de nettoyage, et le sujet s’en souvient.

« Les rêves du sommeil paradoxal sont, quant à eux, des expériences hallucinatoires à part entière »

Peut-on classer les différents types de rêves et leur fonction ?

Il nous reste beaucoup à découvrir sur les rêves. Les rêves du sommeil lent ont tendance à être plutôt abstraits, ils ressemblent davantage à des pensées. Il s’agit surtout de contenus sémantiques, sans forcément de contenu sensoriel associé. On peut, par exemple, continuer à réfléchir sur des problématiques liées à notre quotidien, à notre travail… Les rêves du sommeil paradoxal sont, quant à eux, des expériences hallucinatoires à part entière, avec tous les sens impliqués. On a tendance à penser que les rêves sont souvent des scénarios assez extravagants – et c’est parfois le cas –, mais la plupart de nos rêves reproduisent des situations du quotidien. Quant à la fonction du rêve, c’est une question encore non résolue. La science émet un certain nombre d’hypothèses, à commencer par celle de la régulation émotionnelle dont nous avons déjà parlé. Nous pensons aussi que les rêves nous permettent de nous préparer à des situations futures en produisant des scénarios plausibles. En reproduisant des souvenirs du quotidien, ils nous aideraient aussi à les encoder dans notre mémoire. Enfin, comme pour l’endormissement, les rêves pourraient jouer un rôle créatif. On dit que le chimiste Dmitri Mendeleïev (1834-1907) a eu l’inspiration de la table des éléments pendant un rêve. Si un sujet travaille sur une problématique en phase d’éveil, son cerveau en phase de sommeil continue de travailler à résoudre ce problème de manière différente pour proposer des solutions innovantes. C’est pour cette raison que l’on peut avoir l’impression de trouver de vraies réponses à nos questions de manière parfois quasi magique au cours du sommeil. 

 

Propos recueillis par M. P.

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