Je me souviens d’une discussion avec un médecin généraliste établi dans la Creuse. Il se plaignait de l’invasion des tâches administratives, qui lui mangeaient un quart de son temps de travail. L’irruption du numérique avait aggravé le mal. Pour tenter de regagner ce temps médical perdu, l’Assurance maladie avait favorisé le recrutement de coordinateurs dans les maisons de santé. Problème : presque la moitié du temps de travail de ces coordinateurs était vouée à la production de preuves de la réalité de ce travail de coordination ! À quoi s’ajoute le temps passé par les agents de l’Assurance maladie à vérifier ces pièces de l’autre côté du guichet. Ou quand la « débureaucratisation » génère sa propre bureaucratie…

Cela fait plusieurs décennies que l’on se plaint de la bureaucratie. Des livres, des ébauches de campagne présidentielle y ont été consacrés. Mais toutes ces lances semblent se fracasser sur la cuirasse d’un Moloch indifférent, qui continue à grossir. L’inflation bureaucratique n’est que le symptôme d’un mal plus profond. Réduire la taille des codes, créer des guichets uniques et des démarches simplifiées : tout cela est utile… autant que de soigner la grippe avec du paracétamol. On calme la douleur mais on ne guérit pas le mal.

On calme la douleur mais on ne guérit pas le mal

Quel est le mal profond alors ? Il semble que la société française traverse une crise générale de l’organisation.

Remontons un peu dans le temps. Après la Seconde Guerre mondiale, un consensus « modernisateur » émerge parmi les élites françaises : l’effondrement de 1940 s’explique par le culte français du « petit » : petites villes, petits paysans, petites garnisons… Malgré un État républicain fort, la France était restée un pays de petits indépendants peu équipés pour le monde moderne : il faut dire que la IIIe République avait ménagé le milieu paysan et que les professions libérales (médecins, artisans, commerçants…) étaient le socle électoral du parti radical aux commandes.

Pour moderniser le pays, il faut désormais développer de grandes organisations et combiner la force de l’État et la profondeur d’un marché national, puis européen, en cassant les petites baronnies qui maillent le pays. Des milliers de syndicalistes, d’élus, de capitaines d’industrie partent aux États-Unis dans le cadre des missions de productivité pour observer le miracle américain. Les principales observations formulées dans les rapports, frappées d’étonnement, touchent au gigantisme des industries, des exploitations agricoles, des échangeurs autoroutiers et des parkings.

À partir des années 1980, les sources d’autorité se multiplient : construction européenne, prolifération des agences et des autorités administratives indépendantes, décentralisation.

Le choix d’organisation tacitement décidé est alors le suivant : il faut substituer le grand au petit, en créant de grandes organisations publiques dans l’énergie, l’industrie, les transports ou encore la banque ; le maintien des exploitants agricoles ou des médecins libéraux se double d’une transformation profonde de leur activité : socialisation de la dépense médicale, puissant remembrement agricole... Dans toutes ces organisations, publiques et privées, le travail est découpé à la manière « fordiste » : en haut, des bureaux « conçoivent » une stratégie ; à la base, des opérateurs l’exécutent ; au milieu, des contremaîtres et des inspecteurs la contrôlent. Peu importe que ces organisations soient publiques ou privées, l’essentiel est ailleurs : dans la déresponsabilisation des travailleurs. Ce n’est pas un hasard si l’appétence pour le management intermédiaire régresse dans le privé comme dans le public : il est vu comme une activité desséchante, prise dans un étau mortifère entre la rigidité des règles venues d’en haut et l’insatisfaction et l’irritation croissantes de la base, l’une nourrissant l’autre.

 

Ce système n’a jamais été remis en cause frontalement dans la société française. Pire, il s’est aggravé avec la démultiplication des échelons d’action. À partir des années 1980, les sources d’autorité se multiplient : construction européenne, prolifération des agences et des autorités administratives indépendantes, décentralisation. Alors qu’hier l’État faisait des routes, grâce à ses ingénieurs et techniciens dans les fameuses directions de l’équipement, désormais la compétence routière est décentralisée à 80 %. Pour autant, l’État en conserve toujours une part (qu’il n’assume pas vraiment), il existe toujours une direction d’administration centrale en charge des infrastructures de transport et donc des routes, dont le rôle est essentiellement normatif… ainsi qu’une autorité de régulation des transports chargée de contrôler l’action de cette dernière ! Comme si diviser le travail à l’intérieur des organisations ne suffisait pas, il fallait aussi découper les compétences en tranches, en les éparpillant entre de multiples échelons d’action…

La responsabilité, c’est comme le cœur : quand on la divise, elle s’assèche et finit par mourir.

La bureaucratie prospère dans ces failles et interstices. Elle finit par poser un énorme problème démocratique, celui de la déresponsabilisation généralisée. Comme l’ancien président de Michelin Jean-Dominique Senard l’a dit dans une tribune parue dans Le Figaro le 21 février, je crains que nous ne vivions de plus en plus dans une « société anonyme à irresponsabilité illimitée » : puisque le lieu de l’exécution n’est pas celui de la conception de la stratégie, en cas d’échec l’exécutant se défausse sur le stratège et le stratège se lave les mains en accusant l’exécutant. Au milieu, le contrôleur s’accroche aux circulaires et ouvre son parapluie. Les premières semaines de la crise du Covid ont été un incroyable révélateur de ces dysfonctionnements… avant que l’administration sanitaire n’adopte une approche plus pragmatique et coopérative. De la même manière, collectivités territoriales et État n’arrêtent pas de se renvoyer la responsabilité de l’échec de certaines politiques publiques partagées, les uns et les autres s’accusant de mauvaise gestion. La taxe foncière sert à financer les communes et les intercommunalités. Si ces dernières décident d’augmenter le taux de leur « fraction » de taxe foncière, ce sont les maires, à portée de baffes, qui se font engueuler. La responsabilité, c’est comme le cœur : quand on la divise, elle s’assèche et finit par mourir.

 

Le meilleur antidote à la bureaucratie n’est donc aucunement de prendre des ordonnances de simplification, d’instaurer des démarches simplifiées ou des guichets uniques. C’est au mieux du paracétamol, au pire un gadget. L’antidote est, plus prosaïquement mais plus radicalement, de reconstruire une société de la responsabilité. Pour cela, il faut rapprocher stratégie et exécution au maximum, en redonnant de l’autonomie à ceux qui font au premier kilomètre (injustement appelé « dernier kilomètre ») au détriment des bureaux. Laissons les soignants s’organiser comme ils le souhaitent dans un centre de santé sans avoir à justifier chaque fait et geste du coordinateur. Laissons enseignants et personnels de direction s’organiser plus librement dans un établissement scolaire en fonction d’un diagnostic qu’ils construisent avec la communauté éducative élargie. Les managers intermédiaires ne doivent plus être des contrôleurs de gestion ; ils doivent retrouver un rôle central, pour fédérer, impulser, animer, donner envie, expérimenter.

Le droit à l’erreur devrait être consacré et le « cœur de métier » rétabli dans sa primauté au détriment des fonctions support.

Pour ce faire, il faut leur donner de nouvelles capacités de diagnostic, afin de mieux comprendre ce qui dysfonctionne dans leur organisation, et de véritables souplesses d’action et de création afin d’expérimenter, de déroger aux règles si nécessaire, de tâtonner, de se tromper, d’évaluer, éventuellement d’arrêter ou de continuer. Le droit à l’erreur devrait être consacré et le « cœur de métier » rétabli dans sa primauté au détriment des fonctions support.

Les obligations de résultats, scolaires, sanitaires, économiques, environnementaux, doivent remplacer les obligations de moyens et de reporting matérialisées par les règles et les circulaires. Ne sous-estimons pas l’ampleur d’un tel changement. Il ne s’agit de rien de moins que d’une révolution de l’action, dans les organisations publiques comme privées ! D’ailleurs, la guerre de l’écologie ne sera gagnée qu’à condition d’accomplir pareille révolution. Le risque des normes de reporting extra-financier comme la CSRD (directive sur le reporting social et environnemental des entreprises) est de faire tomber un tsunami réglementaire sur les entreprises de taille moyenne, sans que le cœur des dirigeants soit plus ardent à transformer les modèles d’affaires pour respecter les limites planétaires.

« La liberté signifie la responsabilité. C’est pourquoi la plupart des hommes n’aiment pas tellement la liberté », écrivait George Bernard Shaw. Le meilleur moyen de lutter contre la bureaucratie, c’est de reconstruire la responsabilité à tous les échelons, l’autre nom de la liberté. 

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