En 2022 paraissait la série dystopique Severance, créée par Dan Erickson. Dans un futur proche, les employés d’une grande entreprise se font insérer une puce dans le cerveau qui leur ôte leurs souvenirs, leur fait oublier qui ils sont et leur permet de se concentrer sur leur travail : faire tourner cette multinationale au fonctionnement obscur, qui ne semble exister que pour se servir elle-même.

« L’administration y devient l’outil d’une coercition et d’une surveillance d’autant plus violentes qu’elles sont anonymes et désincarnées. »

C’est le propre de la science-fiction d’anticiper et de forcer le trait des grandes angoisses de l’époque. Severance, avec son esthétique « néo-bureaucratique » faite d’open spaces rectilignes, de tiroirs remplis de fichiers bien rangés, de technologie analogue et de dédales de couloirs identiques éclairés par des néons blafards, s’inscrit dans une longue tradition d’œuvres de science-fiction fascinées par le fonctionnement à vide d’une immense machine administrative inarrêtable. Les pionniers du genre, après Kafka, sont George Orwell avec son roman 1984 (1949) et Terry Gilliam avec son film Brazil (1985). Tous deux mettent en scène de petits fonctionnaires aux prises avec une administration proprement kafkaïenne. On les voit déambuler dans des bureaux modernes, réaliser des tâches dénuées de sens, tourner en rond, à l’image des conduits d’aération dans Brazil qui reviennent toujours au même endroit. Dans les deux cas, la paperasse est omniprésente. Elle étouffe les protagonistes, sclérose le développement de la société, transformant le pays en une sorte d’État-bureaucratie qui fonctionne en vase clos. L’administration y devient l’outil d’une coercition et d’une surveillance d’autant plus violentes qu’elles sont anonymes et désincarnées.

Aujourd’hui, comme en témoigne Severance, l’imaginaire bureaucratique continue d’inspirer les créateurs. Dans Good Omens, récente adaptation en série du roman de Neil Gaiman et de Terry Pratchett De bons présages, le paradis et l’enfer sont eux aussi dotés d’administrations labyrinthiques – clinique et minimaliste pour les Anges, sombre, bruyante et grouillante pour les démons – dont l’emballement va précipiter le monde vers sa chute. Dans Loki, la série Marvel mettant en scène le facétieux dieu viking, c’est tout l’espace-temps qui est régi par une bureaucratie vieillotte, prête à sacrifier l’univers pour garantir sa survie.

« Dans la nouvelle bureaucratie digitale, plus besoin de fonctionnaires, de normes ou de paperasse : nous sommes tous notre propre Big Brother. »

Mais la bureaucratie dystopique change de visage. Bon nombre d’auteurs explorent aujourd’hui l’idée que la bureaucratie dépasse l’État, dépasse même le monde de l’entreprise. Que le fonctionnement bureaucratique sclérosant est partout, y compris en nous. C’est par exemple ce que raconte l’écrivain Alain Damasio. Si, dans son premier roman La Zone du dehors, paru en 1999, il développe un système de surveillance administrative très classique, surplombant, il explore vingt ans plus tard, dans Les Furtifs, une nouvelle logique de contrôle bureaucratique : les hommes, totalement dépendants de la technologie, sont sous le joug d’obscures multinationales qui, grâce aux innovations technologiques, peuvent contrôler non seulement l’administration, mais aussi les bâtiments, le paysage et les gens eux-mêmes. Là, le « techno-cocon » a remplacé la coercition administrative. Il est impossible d’échapper au numérique qui régit tous les aspects de la vie et qui orchestre l’autosurveillance de chacun. Dans la nouvelle bureaucratie digitale, plus besoin de fonctionnaires, de normes ou de paperasse : nous sommes tous notre propre Big Brother. 

 

Conversation avec LOU HÉLIOT

 

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