À trente-deux, trente-cinq ans, il ne savait trop, Ati était un vieil homme. Il conservait un peu du charme de sa jeunesse et de sa race : il était grand, mince, son teint clair tanné par le vent mordant des cimes faisait ressortir le vert piqué d’or de ses yeux, et sa non­chalance naturelle donnait à ses gestes une sensualité féline. Quand il se redressait, fermait la bouche sur ses dents corrompues et consentait un sourire, il pouvait passer pour un bel homme. Il l’avait été à coup sûr, il se souvenait qu’il s’en désespérait car la beauté physique est une tare, appréciée par le Renégat, elle attire moqueries et agressions. Abritées derrière leurs voiles épais et leurs burniqabs, comprimées dans leurs bandages et toujours bien gardées dans leurs périmètres, les femmes ne souffraient pas trop, mais pour l’homme doté de quelque grâce le supplice était permanent. Une barbe sauvage enlaidit, des manières frustes et une vêture d’épouvantail repoussent mais, hélas pour Ati, les gens de sa race étaient glabres de peau et gracieux de comportement, et lui l’était particulièrement, ajoutant à cela une timidité de jouvenceau qui faisait saliver les gros sanguins. Ati se souvenait de son enfance comme d’un cauchemar. Il n’y pensait plus, la honte avait dressé un barrage. C’est au sanatorium, où les malades livrés à eux-mêmes lâchaient la bride à leurs bas instincts, que le souvenir lui était revenu. Il souffrait de voir les pauvres gamins fuir et se débattre sans cesse, mais le harcèlement était tel qu’ils finissaient par s’abandonner, ils ne pouvaient résister à la fois à la brutalité des assaillants et à leurs ruses. La nuit, on les entendait gémir à fendre le cœur.

Ati désespérait de jamais comprendre comment le vice prolifère à proportion de la perfection du monde. Il n’osait conclure par un contresens, la vertu ne gagnait pas avec le désordre, et on ne pouvait croire que la dépravation était une survivance des Ténèbres d’avant la Lumière apportée par Abi, maintenue en activité pour éprouver le croyant et le tenir sous la menace. Le changement, fût-il miraculeux, réclame du temps pour s’accomplir, le bien et le mal cohabitent jusqu’à la victoire finale du premier. Comment savoir où commence l’un, où finit l’autre ? Le bien pourrait après tout n’être qu’un succédané du mal, il est dans les ruses de celui-ci de bien s’habiller et de chanter juste, comme il est dans la nature du bien d’être conciliant, jusqu’à la veulerie, la trahison parfois. Il est dit dans le Gkabul en son titre 2, chapitre 30, verset 618 : « Il n’est pas donné à l’homme de savoir ce qu’est le Mal et ce qu’est le Bien, il a à savoir que Yölah et Abi œuvrent à son bonheur. »

 

Ati ne se reconnaissait pas, il avait peur de cet autre qui l’avait envahi, se montrait si imprudent et s’enhardissait de jour en jour. Il l’entendait lui suggérer des questions et lui souffler des réponses incompréhensibles… et il l’écoutait, tendait l’oreille, le pressait de préciser, de conclure. Le face-à-face l’épuisait. Il était terrifié à l’idée qu’on vienne à le soupçonner, qu’on découvre qu’il était un… il n’osait prononcer le mot… mécréant. Il ne le comprenait pas, ce fichu vocable, on ne le prononçait pas de peur de le matérialiser, or le sens commun se construit sur des choses familières que l’on répète sans y penser… Mé… cré… ant…, c’était une abstraction évidemment mensongère, jamais au grand jamais en Abistan il n’a été fait obligation à quiconque de croire, et jamais rien n’a été tenté pour gagner son adhésion sincère, on lui imposait le comportement du parfait croyant, c’est tout. Rien dans le parler, l’attitude ou l’habit ne devait le distinguer du portrait-robot du parfait croyant, conçu par Abi ou quelque lieutenant inspiré de la Juste Fraternité chargé de l’endoctrinement. On le formerait dès la prime enfance et, avant que la puberté pointe à l’horizon et révèle crûment les vraies vérités de la condition humaine, il serait devenu un parfait croyant, incapable d’imaginer qu’il pût exister une autre façon d’être dans la vie. « Dieu est grand, il a besoin de fidèles parfaitement soumis, il hait le prétentieux et le calculateur » (Gkabul, titre 2, chapitre 30, verset 619).

***

Dans son infinie connaissance de l’artifice, le Système a tôt compris que c’était l’hypocrisie qui faisait le parfait croyant, pas la foi qui par sa nature oppressante traîne le doute dans son sillage, voire la révolte et la folie. Il a aussi compris que la vraie religion ne peut rien être d’autre que la bigoterie bien réglée, érigée en monopole et maintenue par la terreur omniprésente. « Le détail étant l’essentiel dans la pratique », tout a été codifié, de la naissance à la mort, du lever au coucher du soleil, la vie du parfait croyant est une suite ininterrompue de gestes et de paroles à répéter, elle ne lui laisse aucune latitude pour rêver, hésiter, réfléchir, mécroire éventuellement, croire peut-être. Ati avait du mal à tirer une conclusion : croire n’est pas croire mais tromper ; ne pas croire est croire à l’idée opposée et donc se tromper soi-même et se trouver à faire de son idée un dogme pour l’autre. Cela était vrai dans la Pensée unique… l’était-ce aussi dans le monde libre ? Ati recula devant la difficulté, il ne connaissait pas le monde libre, il ne pouvait simplement pas imaginer quel lien pourrait exister entre dogme et liberté, ni qui de l’un ou de l’autre serait le plus fort.

***

L’esprit n’est au fond que de la mécanique, une machine aveugle et froide en raison même de son extraordinaire complexité qui lui impose de tout appréhender, tout contrôler et sans cesse accroître l’ingérence et la terreur. Entre la vie et la machine, il y a tout le mystère de la liberté, que l’homme ne peut atteindre sans mourir et que la machine transcende sans accéder à la conscience. 

Extraits de 2084, La fin du monde © Éditions Gallimard, 2015

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