Quelle définition donneriez-vous de la période que nous vivons ?

Nous sommes face à une offre politique hypocrite. À gauche, les leaders ne sont plus dans des majorités de conviction mais dans des majorités d’intérêt et de pouvoir. À droite, on se déchire entre extrême droite et centre droit. Ce théâtre désespère les Français qui ont soif de politique mais rejettent le politicien. C’est la différence entre managers et leaders. Les managers gèrent un problème, les ­leaders donnent envie. À présent il n’y a plus d’envie, plus d’espérance politique. Faute d’idées, ce sont les violences verbales qui augmentent, les affrontements bloc contre bloc. Notre jeu institutionnel neutralise l’action. 

Comment envisagez-vous la situation du pays à l’issue des élections régionales ?

Dans les mois qui viennent, le risque est grand d’un blocage de l’État central, avec une opposition qui cherchera systématiquement à s’opposer et une majorité qui tentera de ne pas éclater. Des conflits État-régions peuvent surgir car il y aura des régions d’opposition mais aussi des régions FN, qui remettront en cause les valeurs fondant la République. Nous sommes dans un moment de très grande instabilité politique, et aussi d’une très grande sagesse citoyenne qui ne cesse d’interpeller les politiques en disant : nous ne voulons plus adhérer à votre système qui a pris l’habitude de défendre les intérêts catégoriels plutôt que l’intérêt général.

Que faire devant la poussée du Front national ?

Je n’ai jamais critiqué un électeur du FN. J’ai toujours demandé aux partis républicains de reconnaître et d’analyser leurs responsabilités. Si les gens votent pour Marine Le Pen, s’ils choisissent des responsables qui vont renvoyer chez eux les élus traditionnels, c’est bien que leur offre n’est pas à la hauteur des espérances. Le vote FN est un cri, une somme de désespérances et d’humiliations ; ces gens se sentent abandonnés, acculés, esseulés. Ils n’attendent pas la réussite des solutions proposées par le FN. 

C’est une alerte que personne n’a voulu entendre. Le pouvoir est victime d’un phénomène d’éblouissement qui lui fait perdre sa lucidité. La réaction naturelle du système, c’est soit de mépriser, avec un sentiment de supériorité, soit de culpabiliser l’électeur en lui disant : « Ce n’est pas bien d’aller voter FN. » Il faudrait plutôt s’interroger sur la nature du message qui nous est adressé. 

Quel est ce message ? 

D’abord la perversion du système démocratique. Les candidats font des promesses qui créent des illusions car ils sont dans une logique de séduction. Or leur impuissance à peser sur le cours du monde les met à nu. Ensuite, nous basculons dans une croissance sans plus-value sociale. La classe moyenne rétrécit. Ceux qui étaient porteurs d’une réussite sociale souffrent à leur tour. Je vois des pharmaciens en difficulté, des notaires en faillite, et le tiers des avocats du barreau de Paris touchent moins que le Smic. Cette frange de la population est la plus inquiète face au risque de déclassement ou de précarité. Comment accepter d’être diplômé et sous-payé, d’être viré à 40 ans sans alternative ? Cela nourrit l’humiliation. Il est difficile d’être pauvre dans un pays riche. 

Vous y voyez le terreau du vote FN ?

Pas seulement. Quand on met l’humiliation dans le cœur d’un homme, on y introduit une graine de violence qui peut engendrer soit l’autodestruction de la personne, soit la destruction du système par cette personne. Dans notre système capitaliste où des fortunes se créent à toute vitesse, face à la montée des inégalités, on voit surgir une communauté de souffrance qui ressemble à une communauté d’humiliés. Si je suis écrasé, je cherche à me battre contre le pouvoir pour me garder un espace de fierté. Je n’existe pas comme gamin d’une cité mais si je « me tape un flic », j’existe ; si je traîne un puissant au tribunal, j’existe. Les civilisations ne meurent pas assassinées, elles meurent par suicide.

Que manque-t-il à notre système ?

Les gens ne veulent plus obéir, ils veulent adhérer. J’aspire à un choc culturel dans notre pays. Nous sommes dans la réaction, pas dans la vision. Or sans vision, pas de projet, pas de mobilisation. Pierre Rosanvallon l’analyse clairement : nos institutions invisibles, les notions de confiance, de crédit, d’éthique, ont été décrédibilisées. Quand on demandait à Confucius quelle était la force d’un État, il répondait que cette force était triple. « Les vivres pour nourrir le peuple, les armes pour le défendre, et enfin la confiance du peuple dans les élites. » L’arme la plus forte étant la confiance dans les élites. Quand les gens n’accordent plus de crédit aux élites, tout devient possible. 

Que doit dire le politique face à la montée du FN ?

Je formulerais la question autrement : comment faire en sorte que le politique écoute le citoyen ? On doit offrir aux gens le moyen d’être entendus. Je vois se développer autour des maires ou des députés des forums citoyens, des coopératives citoyennes. C’est cette intelligence collective qu’il faut stimuler. La solution ne vient pas d’en haut. Souvent l’État stérilise et c’est le territoire qui fertilise. On a bien sûr besoin de règles, de lois. Mais le politique doit accepter de ne pas instrumentaliser ces forces nouvelles. Rien ne se fera contre le peuple qu’il faut mobiliser. Or il est mobilisé aujourd’hui par ses peurs, directement liées à l’échec des illusions politiques. Les élus doivent retrouver le crédit et la confiance qu’ils ont perdus. L’important n’est donc pas ce qu’ils diront au lendemain de la poussée FN. Il doivent se demander quelle offre alternative différente ils pourront lui opposer. 

En quoi l’offre politique est-elle inopérante face aux attentes des Français ?

Les électeurs ont recours au vote populiste non parce qu’ils adhèrent aux thèses que ces partis défendent, mais pour changer l’offre politique. Sur l’ensemble de la planète, les partis antisystème se multiplient. Le premier signal fut donné par les Indignés de Stéphane Hessel en 2010. C’était un cri d’alerte que n’ont pas entendu les dirigeants européens. Il leur était reproché de donner la priorité à la stratégie de conquête du pouvoir et non à l’exercice de ce pouvoir en vue d’un projet de société. Puis sont venus Syriza, Podemos, les changements récents au Portugal ou au Guatemala. 

Vous estimez que la chute des idéologies a disloqué nos sociétés. C’est vrai du communisme. Est-ce vrai aussi du capitalisme ? 

Plus personne ne croit aujourd’hui à l’autorégulation du marché quand 1 % de la population mondiale possède 50 % de la richesse. Désormais, la puissance du capitalisme crée non pas un fossé entre la gauche et la droite, puisque ces deux idéologies sont tombées, mais entre une élite possédante et un peuple qui souffre, entre ceux qui réussissent dans un entre-soi et les relégués d’une société qui se fragmente. Nos sociétés s’étaient soudées hier autour des souffrances de la guerre. Elles se disloquent maintenant à partir des souffrances du quotidien. La situation se retrouve aux États-Unis : il y a cinquante ans, le premier employeur était General Motors et le premier salaire était de 35 dollars l’heure. Aujourd’hui le premier employeur américain est le géant de la grande distribution Walmart, et le salaire est de 9 dollars l’heure.

Si les solutions ne sont pas dans la puissance publique ni dans les partis, où sont-elles ?

L’avenir de chacun passe par sa capacité à construire son propre destin. On est passé d’une citoyenneté d’État à une citoyenneté d’entreprise. Les gens se sentent davantage citoyens de leur entreprise que de leur pays, car l’avenir de leur employeur concerne directement leur avenir ­personnel. On n’a pas été assez attentifs à la participation des salariés, à la création d’une communauté d’intérêts. La France baigne dans une culture de conflit et non de dialogue. Les écosystèmes qui marchent encouragent l’innovation. La Silicon Valley, Israël, qualifié de « nation start-up », acceptent depuis longtemps la pensée disruptive. L’innovateur est forcément un rebelle solitaire qui remet en cause le ­système. Dans ces pays où l’innovation est au cœur de la transformation, celui qui crée est accompagné et soutenu. En France, dès que quelqu’un sort du cadre, le pouvoir voit là un contre-pouvoir. Par la force des lobbies, on neutralise l’innovation, on la conteste, on l’écarte. Notre pays crée, imagine, invente, mais il doit encore franchir une étape, accompagner ses créateurs, y compris dans leur tête.  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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