Pour comprendre l’intelligence artificielle, il faut des poètes encore plus intelligents, comme Wisława Szymborska, Prix Nobel en 1996, qui a toujours privilégié la connaissance sensible. Elle invente ici un chien nouveau, entre Pavlov et Matrix. À quoi bon vivre sans corps, « sans souvenir mais avec cartes mémoire » ? 

En supplément avant le vrai grand film,
où les acteurs se mettaient en quatre
pour m’émouvoir, et même pour me faire rire,
on nous a projeté une curieuse expérience
avec une tête.


La tête
qui, il y a un instant, appartenait encore à –
était coupée maintenant,
et chacun pouvait voir qu’elle n’avait pas de corps.
De son cou émergeaient les tubes de l’appareil
grâce auquel le sang circulait toujours.
La tête, elle,
allait très bien.


Sans signes de douleur ni même d’étonnement,
elle suivait des yeux la lumière de la lampe,
et dressait ses oreilles au bruit de la clochette.
Son nez humide savait tout à fait distinguer
entre l’odeur du lard et le rien inodore,
suite à quoi, se léchant avec grand appétit,
elle salivait ad gloriam de la physiologie.


Fidèle tête de chien.
Bonne tête de chien.
Quand on la caressait, elle plissait les yeux,
certaine de faire toujours partie d’un tout plus grand,
qui plie sous la caresse et agite la queue.


J’ai pensé au bonheur, et j’ai tremblé d’angoisse.
Car si la vie vraiment se résumait à ça –
il faut dire que la tête, elle,
était heureuse.

De la mort sans exagérer, Poèmes 1957-2009, traduit du polonais par Piotr Kaminski
© The Wisława Szymborska Foundation, www.szymborska.org.pl
© Éditions Gallimard, 2018 

Vous avez aimé ? Partagez-le !