Comment mesurer l’empreinte écologique de l’industrie numérique ?

Elle est d’abord liée à l’impact environnemental de la fabrication des dizaines de milliards d’interfaces (smartphones, tablettes, ordinateurs, casques de réalité virtuelle…) utilisées dans le monde. Chacun de ces appareils concentre des dizaines de métaux. Leur extraction a des répercussions sur les sols, les eaux, la biodiversité, le climat… Ces impacts sont difficiles à quantifier, mais notons que le numérique absorbe environ 7 % de la consommation mondiale de cuivre, 12 % de l’aluminium, 23 % de l’argent, 41 % de l’antimoine, et jusqu’à 87 % de petits métaux tels que le germanium et le terbium…

On considère qu’environ 70 % de l’empreinte écologique du numérique est générée par la fabrication de ces outils électroniques. Mais cela ne doit pas nous faire minorer le coût de la consommation et du stockage des données. À cet égard, les trois millions de centres de données à travers le monde totaliseraient de 1 à 3 % de la consommation d’électricité mondiale – un chiffre également en hausse. Au total, l’industrie numérique requiert environ 10 % de la consommation mondiale. Cette électricité étant en grande partie produite avec des ressources fossiles, le numérique représenterait 4 % des émissions de gaz à effet de serre, soit plus que l’avion. Certaines études considèrent que ces chiffres pourraient doubler à moyenne échéance.

Y a-t-il une limite à cette expansion ?

Nous avons assisté, ces dernières années, à des gains d’efficacité matière et énergie remarquables, au sujet desquels nombre d’entreprises ont abondamment communiqué. Mais cette réalité en percute une autre : l’inflation de nos usages. L’expansion de l’univers numérique est en effet promise par des gourous de la Silicon Valley tels que Steve Case, le fondateur de l’entreprise AOL, qui annonce depuis des années un futur intégralement connecté baptisé « l’Internet de tout ». Ce dernier nous réserve un déluge de nouveaux services permis par la connexion de tous les objets, animaux et humains à la « matrice » qu’est Internet. Mais la technologie la plus inquiétante serait probablement le métavers, c’est-à-dire la superposition de plusieurs briques technologiques existantes (5G, jeux vidéo, cloud, microprocesseurs surpuissants, casques de réalité virtuelle…) au service des mondes virtuels. Comment imaginer que cela soit soutenable ?

Le numérique étant perçu comme ayant « zéro impact » et comme « gratuit », il nous a été offert d’en jouir jusqu’à l’overdose sans nous poser la question de son coût écologique ou économique…

En 2021, un ex-dirigeant d’une grande entreprise minière anglo-saxonne m’a confié que « pour obtenir la même quantité de cuivre qu’il y a cent ans, il nous faut creuser en moyenne 14 fois plus profondément ». Il faut dire que l’humanité n’est pas seulement engagée dans une transition numérique, mais aussi dans une transition énergétique, laquelle est consommatrice des mêmes ressources ! De cette surconsommation de métaux découle dès lors un inévitable appauvrissement des sols ; aussi certaines études annoncent que nous pourrions avoir consommé, en 2050, jusqu’à 90 % des ressources de cuivre et 80 % de celles de cobalt…

À plus court terme, j’identifie un obstacle à l’accès aux métaux. Leur production devra être compatible avec des normes toujours plus strictes de bonne gouvernance, de respect des droits humains et de l’environnement. Dès aujourd’hui, les métaux doivent avoir un impact réduit sur le climat, la biodiversité, l’eau et la santé humaine… Les industriels sont confrontés à des médias, à des ONG et à des magistrats toujours plus sourcilleux face aux corrélations entre l’exploitation minière et le non-respect des droits indigènes, la corruption et le financement des conflits. Certaines entreprises se demandent comment elles pourront, dans ce contexte de durcissement normatif, se procurer du métal « éthique ». La disponibilité de cette ressource sera en effet limitée puisque tout le monde cherchera à s’en procurer en priorité. Une limite se trouve peut-être là…

Devons-nous être davantage responsables de nos usages numériques ?

Face au numérique, nous avons jusqu’à maintenant essentiellement agi en simples consommateurs. Le numérique étant perçu comme ayant « zéro impact » – puisqu’il est dématérialisé – et comme « gratuit » – puisque vous échangez vos données contre une gratuité de façade –, il nous a été offert d’en jouir jusqu’à l’overdose sans nous poser la question de son coût écologique ou économique… Nous sommes dorénavant appelés à y réfléchir en notre qualité de citoyens. S’invitent à cet effet trois débats qui pourraient influencer notre frénésie de consommation : la préservation des écosystèmes menacés par les impacts du numérique ; la capacité à supporter mentalement l’exposition croissante aux écrans ; la fragilisation des démocraties par certains usages du numérique tels que les réseaux sociaux, vecteurs de fausses informations et de haine.

Face à ces trois défis, la société commence à poser des limites. Et ce jusqu’à envisager des quotas de bande passante imposés aux jeunes pour l’usage des réseaux sociaux– la Chine, par exemple, s’est déjà engagée dans cette voie. Cette tendance est fascinante car elle nous invite à distinguer l’Internet « utile » de l’Internet « futile » et, partant, à nous entendre sur une hiérarchie des usages. Or celle-ci s’avère en tout point contraire au sacro-saint principe de la neutralité du Web ! C’est dire à quel point ces mesures sont perçues, dans nos démocraties, comme liberticides.

Le numérique met-il en péril la transition écologique ?

Bien utilisé, il peut se révéler un formidable outil au service du climat. Mieux vaut se parler par Zoom que prendre l’avion pour faire une conférence à New York. De même, le traitement par l’IA des quantités astronomiques de données satellitaires permettant de suivre, en temps quasi réel, la santé des océans se veut un outil extraordinaire au service de la compréhension des équilibres des écosystèmes côtiers. Mais convenons, avec le philosophe français Paul Virilio, qu’« inventer le train, c’est inventer le déraillement [et qu’]inventer l’avion c’est inventer le crash ». Tout dépend, donc, de notre usage. À l’heure du métavers et de ChatGPT, j’ai l’intuition que la trajectoire actuellement empruntée par le numérique le rend incompatible avec le respect de l’accord de Paris sur le climat… Il y a un paradoxe : le numérique a fait de chacun de nous des demi-dieux, capables de commander le monde du bout des doigts ; or il nous invite à réfléchir à nos limites biologiques, mentales et physiques ! Et à mûrir ces propos de Stephen Hawking : « Notre avenir est une course entre la puissance croissante de notre technologie et la sagesse avec laquelle nous l’utiliserons. »  

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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