« La Silicon Valley, c’est la privatisation de notre avenir commun »
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Pourquoi se lancer dans une géopolitique de la technologie ? D’une part, parce que la technologie en général et l’intelligence artificielle en particulier cristallisent aujourd’hui des enjeux géostratégiques entre les États. Et, d’autre part, parce qu’elle est désormais le système à partir duquel l’économie, le militaire, le social et le politique vont se déployer. La technologie est devenue l’infrastructure qui conditionne tout le reste, amenant avec elle une nouvelle fragmentation du monde.
Pour tenter de comprendre cette nouvelle géopolitique, il faut s’intéresser aux acteurs qui la façonnent. Qui sont-ils ? On a d’un côté certains États, que j’appelle les « Big States », ceux qui ont une véritable stratégie de puissance axée sur la technologie : États-Unis, Chine, Turquie, Israël, Russie… Et, d’un autre côté, la « Big Tech », les grandes entreprises de la Silicon Valley et d’ailleurs, souvent incarnées par des personnalités bien identifiées : Sam Altman pour OpenAI, Peter Thiel pour Palantir, Elon Musk pour X… Ces Big Tech vont non seulement concevoir la technologie dominante – aujourd’hui l’IA –, mais également donner corps à une certaine vision du monde.
La plupart de leurs dirigeants partagent un même imaginaire du « tout-technologique », largement inspiré de la science-fiction anglo-saxonne des années 1950 à 1970, comme Robert Heinlein ou Douglas Adams, à laquelle les geeks de la Silicon Valley ont été biberonnés – et dont ils oublient souvent les conclusions tragiques.
« S’ils ont un projet commun reposant sur la technologie totale, les acteurs de la Big Tech ne rêvent pas tous le futur de la même manière… »
Plus précisément, ils ont pour objectif, tout comme les « Big States », ce que j’appelle la « technologie totale ». C’est-à-dire la capacité, grâce aux technologies de captation de données, de complètement quadriller nos vies quotidiennes, de contrôler et de privatiser notre présent et notre futur. Les technologies actuelles sont si complexes, si imbriquées, qu’elles peuvent servir à tout, du plus ludique au plus militaire.
Rappelons toutefois que leurs agendas individuels peuvent différer. Elon Musk rêve de conquérir l’espace comme le cerveau humain et croit mener sur X une « bataille culturelle » très américaine, qui flirte avec l’alt-right. Peter Thiel, très influencé par l’écrivaine Ayn Rand, porte un regard bien particulier sur la démocratie, qu’il considère comme une forme de gouvernement inférieure, assimilable au règne de la médiocrité. Sam Altman est « accélérationniste » : il promeut l’accélération technologique pour précipiter la généralisation de l’IA généralisée et le « post-capitalisme ». S’ils ont un projet commun reposant sur la technologie totale, les acteurs de la Big Tech ne rêvent pas tous le futur de la même manière…
Ce qui m’apparaît le plus problématique ici, c’est la privatisation, la confiscation de notre avenir commun par quelques individus. Non seulement ils ont des moyens énormes pour réaliser leur vision, mais ils ont aussi les moyens de la « mettre en images » : grâce à leurs industries, ils peuvent véhiculer une vision du monde, des valeurs, des arbitrages… C’est là que cette entreprise devient un risque d’un point de vue démocratique.
Concrètement, on a affaire ici à des infrastructures civilisationnelles technologiques privées – IA, réseaux sociaux, câbles sous-marins, satellites, etc. – qui sont aussi des outils de soft et de hard power et qui sont conçus par une poignée d’acteurs eux-mêmes pris dans des relations très ambivalentes avec leur État référent. Soulignons également le rôle désormais diplomatique des Big Tech. Les gouvernements n’hésitent pas à traiter directement avec eux. À cet égard, songeons au protocole diplomatique mis en place lorsque Elon Musk a rendu visite au président Macron, ou à la création par le Danemark d’un poste d’« ambassadeur numérique » auprès de la Silicon Valley, ou bien plus récemment à l’ouverture à San Francisco d’un bureau de représentation de l’UE dédié aux acteurs technologiques californiens.
Pour décrire l’ambivalence entre Big Tech et Big States, nous pourrions parler de « coopétition », une relation qui oscille entre la coopération et la compétition. Aux États-Unis, certains acteurs technologiques de premier plan coopèrent sans problème dans le champ de la défense et du régalien : la commande publique vers les Big Tech est en croissance constante depuis une dizaine d’années. Dans le même temps, il existe aussi un rapport de force entre l’administration américaine et les métaplateformes, notamment au sujet des actions antitrust ou sur la question ultrasensible des réseaux sociaux. Sur ces enjeux, les relations entre Big Tech et Big States sont plus frontales. Mais il faut garder en tête qu’il s’agit d’une relation de codépendance qui peut s’avérer toxique si elle est mal gouvernée.
« Le cœur du problème, c’est la question des outils dont disposent les plus petits États pour restaurer un rapport de force équitable »
Cette relation de codépendance entre Big Tech et Big States pose des questions majeures en matière de souveraineté, notamment pour des pays comme la France ou les pays de l’UE qui sont à leur merci, mais aussi concernant le rôle de l’État. Il ne s’agit pas de se demander si les États vont disparaître, là n’est pas la question. Il est assez clair que les États vont continuer à avoir le monopole de la violence légitime – Elon Musk le dit d’ailleurs lui-même lorsqu’il déclare que la différence entre lui et Biden, c’est qu’il ne peut pas déclarer la guerre. Non, le cœur du problème, c’est la question des outils dont disposent les plus petits États pour restaurer un rapport de force équitable. Aujourd’hui, on continue de considérer les acteurs de la Big Tech comme des entreprises traditionnelles, gouvernées par le marché. On les « contrôle » à travers des normes et des amendes. Mais c’est dérisoire.
Prenez l’exemple des réseaux sociaux : ils sont à la fois des lieux d’échange, de création et de jeu, mais aussi de manipulation, d’ingérences et de luttes informationnelles. La seule réponse que nous avons su proposer, c’est la modération de contenu, certes nécessaire pour faire appliquer la loi préexistante, mais en fait relativement inefficace du point de vue de la santé informationnelle de la société. Le fonctionnement des réseaux sociaux repose sur la captation cognitive, l’économie de l’attention. Dans le but de faire de l’argent, il faut capter un maximum de temps de cerveau disponible, produire un maximum d’engagement pour récupérer un maximum de données. Pour cela, il faut orchestrer l’industrialisation de la viralité, et donc des contenus ultra-polarisants, des fake news, des deepfakes, etc. Tout dépend de l’objectif que le politique se donne mais s’il s’agit de garantir un espace de conversation démocratique sain, alors on comprend assez vite que cela dépasse largement la modération des contenus, pourtant brandie comme l’alpha et l’oméga de la réponse institutionnelle à un problème multifactoriel !
Alors que faire ? Tout est à inventer. « Le XXe siècle n’a pas préparé le XXIe siècle », disait Romain Gary. Nous sommes encore gouvernés par une pensée politique issue du siècle dernier, qui est fondamentalement incapable de concevoir ces nouveaux acteurs et cette nouvelle géopolitique. Nous devons désormais penser hors de nos dogmes. Il ne s’agit pas de devenir technophobe, mais plutôt de revendiquer un « technoréalisme ». Il faut reconnaître que les sanctions financières n’ont aucun impact, car elles sont intégrées au modèle économique de ces entreprises, et il faut revenir sur le statut juridique même de la Big Tech et le faire évoluer : ce ne sont pas seulement des entreprises commerciales régies par le marché, mais des entités hybrides, politiques, idéologiques, militaires et géopolitiques. Aux États-Unis est apparue l’idée de leur attribuer le statut de common carrier, de « transporteur public », avec une gouvernance publique-privée. Ce n’est pas une solution magique, mais pourquoi ne pas creuser cette idée ? Au fond, cela revient à ouvrir la véritable boîte noire : la question de leur gouvernance.
« On a perdu de vue cette question essentielle : pourquoi la tech ? »
Ensuite, il nous faut une politique techno-industrielle claire, au niveau national comme au niveau européen, pour retrouver de la souveraineté. Mais, surtout, nous devons déterminer quelle est notre intention. Günther Anders a dit : « L’homme qui s’angoisse reste loin derrière l’homme qui produit. » En effet, quand vous êtes au cœur d’une course à l’innovation, vous n’en percevez plus les dérives. Or nous sommes tous aujourd’hui pris dans une bataille sans merci, en particulier l’UE qui est dans une position de suiveur. On a perdu de vue cette question essentielle : pourquoi la tech ? Elle n’est pas forcément mauvaise. Elle peut même être très positive – pour la détection des maladies, la décarbonation, les inégalités… Elle peut être un outil formidable, à partir du moment où elle est fléchée. Il nous reste alors à définir urgemment un projet commun.
Conversation avec LOU HÉLIOT
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Dans un entretien fleuve accompagné d’extraits de son nouveau livre, le plus célèbre des écrivains de science-fiction français revient sur la grande révolution anthropologique aujourd’hui à l’œuvre, qui voit nos créations devenir créatures, et notre humanité remise en cause à force d’être modelée…
[Et voilà !]
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Au secours, ChatGPT ! Je dois écrire une chronique sur le futur.
– Pas de panique, je suis là pour vous aider.
– On se tutoie, non ?
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Le chercheur et journaliste Guillaume Pitron évoque le coût écologique et social du numérique. Un secteur dont l’impact est si considérable qu’il semble pour l’instant incompatible avec les trajectoires fixées par les accords internationaux sur la transition écologique.