Le métier perdu

Claude Lévi-Strauss

Pour faire un peintre, il faut beaucoup de science et beaucoup de fraîcheur. Les impressionnistes avaient encore appris à peindre, mais ils faisaient ce qu’ils pouvaient pour l’oublier ; sans y parvenir, Dieu merci, mais en réussissant à persuader une nuée d’épigones que le savoir était inutile, qu’il suffisait de lâcher la bride à la spontanéité et, selon une formule qui eut une célébrité désastreuse, de « peindre comme l’oiseau chante ». Qu’en dépit des œuvres merveilleuses qu’il a produites, l’impressionnisme conduisait à une impasse, la brièveté de sa première phase l’atteste, ainsi que la réforme à quoi se dépensèrent Gauguin et Seurat. Mais s’ils furent, eux aussi, des grands peintres (surtout Seurat), l’impressionnisme tout proche avait encore sur eux trop d’ascendant pour que l’idée simple leur vînt de chercher la solution dans un humble retour aux servitudes du métier. Ils visèrent donc tous deux loin de la cible : en deçà de la peinture pour Seurat, et pour Gauguin au-delà. Ni les théories physiques aujourd’hui dépassées où Seurat voulut enraciner son art, ni le mysticisme confus auquel Gauguin tenta d’accrocher le sien ne pouvaient aider durablement une peinture désorientée à retrouver sa voie.

Tout cela était-il inévitable ? […]

L’impressionnisme a démissionné trop vite en acceptant que la peinture eût pour seule ambition de saisir ce que des théoriciens de l’époque ont appelé la physionomie des choses, c’est-à-dire leur considération subjective, par opposition à une considération objective qui vise à appréhender leur nature. On considère subjectivement des meules de foin, quand on s’applique à rendre dans une série de toiles les impressions momentanées quelles provoquent sur l’œil du peintre à telle ou telle heure du jour et sous tel ou tel éclairage ; mais on renonce du même coup à faire saisir intuitivement au spectateur ce qu’est, en soi, une meule. Les peintres antérieurs s’assignaient eux aussi les mêmes tâches ; ils ne se lassaient pas d’exécuter un drapé, pour rendre, en quelque sorte de l’intérieur, les innombrables façons dont un tissu tombe selon qu’il est de laine ou de soie, de coutil, de droguet, de satin ou de taffetas ; selon qu’il pend directement sur le corps ou qu’un vêtement de dessous le supporte, selon qu’il est coupé dans le droit fil ou en biais… Dans un cas, on s’attache aux apparences variées de choses toujours les mêmes, dans l’autre à la réalité objective de choses différentes. Une complaisance de l’homme envers sa perception s’oppose à une attitude de déférence, sinon ­d’humilité, devant l’inépuisable richesse du monde.

[…] Où en sommes-nous aujourd’hui ? Une foule de peintres s’obstinent à répéter la stratégie de leurs aînés en aggravant progressivement ses vices. Plutôt que de reconstituer laborieusement un savoir, ils s’enorgueillissent de viser toujours plus loin que leurs devanciers ; et, comme ceux-ci, ils tirent dans des directions diamétralement opposées. Les uns veulent aller plus en deçà de la nature, encore, que l’impressionnisme. Ils achèvent de dissoudre le peu qui restait de la figuration après Monet, et ils s’adonnent à un jeu non représentatif de formes et de couleurs exprimant, non plus même la réaction subjective du peintre à un spectacle, mais un prétendu lyrisme dont l’individu seul est la source.

D’autres prennent la direction inverse et vont encore plus au-delà de la nature que le cubisme. Déjà, celui-ci avait court-circuité la nature en se détournant du paysage, et en choisissant ses modèles préférés parmi les ouvrages de la culture. Eux dépassent, si l’on ose dire, le cubisme par leur dédain d’objets ou d’accessoires encore empreints d’une certaine poésie ; ils demandent aux productions les plus sordides de la culture de leur fournir des modèles restés si étrangers à l’inspiration des peintres que pour rajeunir, croient-ils, la peinture, il n’est même plus utile de les interpréter : on se contente de les copier d’une façon qui se voudrait servile, et qui ne parvient pas à l’être par ­insuffisance de métier.

Marx disait que l’histoire se répète en se caricaturant elle-même. La proposition s’applique parfaitement à l’histoire de la peinture depuis un siècle. Elle est allée de crise en crise et, si l’on excepte d’éclatantes réussites individuelles, on peut dire que chaque étape de la peinture a reproduit, sous une forme de plus en plus excessive, les déviations imputables à celle qui l’avait immédiatement précédée […]. Telle qu’elle s’est développée depuis un siècle, l’histoire de la peinture contemporaine confronte à un paradoxe. On a progressivement rejeté le sujet au profit de ce qu’avec une discrétion révélatrice on appelle aujourd’hui le « travail » du peintre ; on n’aurait pas l’effronterie de parler de « métier ».

Le Débat, no 10, 1981

 

Le prétendu métier perdu

Pierre Soulages

 

« Le métier perdu », Claude Lévi-Strauss ne dit pas un mais le métier, et désigne bien ainsi un modèle idéal.

La vérité c’est qu’il n’y a pas un métier perdu, il y a mille métiers abandonnés, l’histoire de l’art en est pleine… Plus exactement, ce ne sont pas des abandons, c’est un mouvement inverse : une suite d’apparitions de métiers nouveaux, de pratiques nouvelles comportant chacune leurs stratégies liées à l’art qui naît d’elles. Une succession de métiers venus gauchement quelquefois – l’habileté, la virtuosité sont-elles toujours en art des qualités ? –, patiemment et humblement aussi, mais tous animés par une passion soutenue, un désir impérieux, qui n’ont rien à voir avec l’étude ennuyeuse, le triste exercice académique et contraint, ni l’acquisition grise et livresque d’un métier mort qui porte en lui la répétition dans le vide et l’ennui.

Penser un métier sans prendre en compte l’art avec lequel il naît est un indice d’insensibilité et d’incompréhension, une manière d’envisager séparément le fond et la forme. Encore une scolastique. Alors qu’en réalité, pour le peintre comme le poète, forme et fond ne sont qu’un. Le tableau n’est pas signe, mais chose – sur laquelle viennent se faire et se défaire les sens qu’on lui prête.

Si, par métier, il s’agit simplement d’enseignement, une équivoque inquiétante s’introduit entre l’apprentissage nécessaire à un étudiant et le métier lié à la spécificité d’une peinture. Une formation de l’œil et de la main, ­coupée de ce qu’un métier peut produire, qu’il a produit au cours de son histoire, ne risque pas d’éveiller la sensibilité artistique et la créativité, ce à quoi pourtant un véritable enseignement devrait prétendre en montrant, par la pratique, les possibilités, les limites, et les pièges déterminants que chaque métier porte en lui.

Cette dichotomie entre métier et « contenu » ne résiste pas à un regard attentif à l’évolution et aux mutations de l’art à travers les temps. Les métiers de la Renaissance ne sont pas ceux du Gothique, ni ceux de Byzance, celui des fresques de Botticelli n’est pas celui des peintures murales romanes, le métier de Rembrandt pas celui de Fouquet, ni celui des enlumineurs celui de Frans Hals, de Vermeer, de Tintoret, etc. Les exemples sont nombreux pour qu’on s’y attarde.

Les impressionnistes ont, en le pratiquant, créé leur métier. Ils en délaissaient un autre, celui préconisé par Claude Lévi-Strauss, « fait de recettes, de formules, de procédés », d’habileté manuelle. Ils abandonnaient la forme ­d’artisanat correspondant à un art pictural sclérosé, celui des peintres académiques, dont on nous parle si abondamment dans Le Débat qu’on en arriverait à croire que, à eux seuls, ils représentent le XIXe siècle.

Les artisanats qui disparaissent et qui correspondent à des époques – qu’il vaut peut-être mieux rêver que vivre – font souvent naître des regrets passéistes, des nostalgies, joints à des désirs de fuite du présent, surtout dans les heures où tout est sombre, et je comprends bien qu’on puisse se lover dans des rêves, se réfugier dans les exotismes qui nous restent. Comme le dit si bien Claude Lévi-Strauss à propos des peintures anecdotiques qu’il aime, elles restituent pour lui « une réalité de prédilection, un monde rêvé où nous pouvons trouver refuge » (Georges ­Charbonnier, Entretiens avec Lévi-Strauss, R. Julliard et Librairie Plon, 1961).

C’est bien ainsi d’ailleurs que, sans être ethnologue, on peut s’attacher aux objets d’antiquaires et aux vestiges – et aux peintres pompiers du xixe, qu’il ne faudrait pas confondre avec Courbet, Delacroix, Manet…« Le métier perdu », rêvé, convient parfaitement à la peinture définie plus haut. Cette imagerie permet autant les itinéraires de fuite de la rêverie que les commentaires, les gloses et les analyses savantes, c’est-à-dire tout ce qui peut passer par les mots, et favoriser ainsi autour d’elle un bourdonnement d’écrivains, de politiques, de sociologues ou d’historiens.

À l’opposé, dans les mêmes périodes inquiètes et menacées, c’est dans la liberté d’une pratique que certains découvrent une peinture qui correspond à leur vérité. Celle de leur personne comme celle de leur temps. Mais avant tout, comme pour les œuvres du passé, ce qui importe c’est la nature, la force et la complexité de tout ce qui se produit en nous, par la peinture.

Quelque chose vit, qui demande que l’on s’arrête, que l’on fasse silence. Alors, les mots ne peuvent servir qu’à rendre compte de l’état d’absence de mots. Singulier handicap. Et pourtant cette peinture occupe en nous un territoire qui, plus que jamais, a besoin d’elle dans une époque bavarde.

Le Débat, no 14, 1981