Quand Soulages s’en empare après-guerre, le noir revient de loin. Avec le blanc, il a eu à pâtir de l’entrée dans la modernité, entre la fin du Moyen Âge et le XVIIe siècle : neutralisé par l’imprimerie et la gravure, mis officiellement sur la touche par Vinci et Newton, le noir sort alors du monde des couleurs et se voit durablement déconsidéré. Les premiers à renouer avec sa puissance créatrice, avant les cinéastes, seront les peintres : Goya, Courbet, Manet, Renoir, Matisse le remettent à l’honneur, jusqu’à Malevitch qui lui ouvre en 1915 la voie royale de l’abstraction, avec son célèbre Carré noir sur fond blanc. Quand Soulages débute sa vie artistique, la réhabilitation est achevée, le noir pleinement « modernisé », et une exposition à la galerie Maeght à Paris en 1946, à laquelle il participe, peut proclamer : « Le noir est une couleur. »

Souvent rapproché des Américains (Newman, Rauschenberg, Ad Reinhardt, Rothko, Stella), parfois mis ouvertement en concurrence avec eux (Kline), Soulages s’inscrit dans une époque où recourir au noir signifie en finir avec une certaine peinture conçue comme art illusionniste, œuvre d’imitation, fenêtre ouverte vers un autre monde. À travers lui, l’abstraction affirme son pouvoir de création pure, et la valeur de l’œuvre pour elle-même, détachée de toute référence extérieure. Mais, là où pour d’autres la voie du noir ne dure qu’un temps – celui de l’invention d’une nouvelle grammaire picturale, dans un élan révolutionnaire, conceptuel ou spirituel –, Soulages est le premier peintre à lui consacrer la totalité de son œuvre, suivant une démarche singulière, intuitive, étrangère à tout courant, à toute école.

Faisant retour sur son œuvre, il a lui-même identifié trois usages différents du noir : « D’abord, le noir sur fond clair : c’est un contraste plus actif que celui de toute autre couleur pour illuminer le fond. » Il illustre : « Enfant, pour moi, la neige c’était tout. Or, le noir faisait ressortir la blancheur. Prenez une couleur sombre et placez du noir à côté, elle s’éclaire. » Des premières toiles de 1946-1947 à celles du milieu des années 1950, la puissance active du noir se mêle sur fond clair au brou de noix, dans des œuvres qui tranchent avec la production de l’époque.

Ensuite, toujours selon son récit, l’emploi des « couleurs lentes ». Appliquées en première couche, celles-ci – souvent de l’ocre et surtout du bleu – sont occultées par une couche supérieure de noir, puis rejaillissent lorsque le peintre retire un peu de cette dernière par raclure : « La couleur semblait alors émaner de la toile. La lumière venant de cette couleur paraissait surgir de l’intérieur même du tableau. » Ce sont les toiles de la seconde moitié des années 1950 jusqu’aux années 1960, dont les formats s’amplifient au cours des années 1970.

Enfin, le « dépassement » de janvier 1979, dont Soulages a souvent raconté la scène fondatrice. D’une toile travaillée et retravaillée « jusqu’à l’épuisement », en vain, puis reprise après repos, lui vient une révélation : « Je ne peignais pas tant avec le noir qu’avec la lumière réfléchie par les états de surface du noir. » Découvrant « un autre fonctionnement de la peinture », il peint désormais avec un seul et même pigment qui recouvre la toile. C’est le début de ce qu’il nommera, à partir de 1990, les Outrenoirs.

Ce noir envahissant est tout sauf absolu, conceptuel, abstrait ; il est au contraire concret, matériel. Le peintre s’attache à travailler la matière et la texture de la pâte pour en tirer toutes sortes d’effets. Il la strie, la lisse, la brosse, l’allège ou la densifie, creuse des sillons, amasse des reliefs ou homogénéise l’ensemble. Sous sa main, le noir accroche, glisse, accueille ou refuse la lumière, l’accentue ou la module. Par mélange optique, un même pigment, un noir unique, le noir d’ivoire, peut se révéler simultanément sombre ou gris clair, selon la nature de l’éclairage, l’heure du jour ou la position du spectateur. La toile elle-même, verticale ou horizontale, allongée ou proche du carré, rythmée en polyptyques ou solitaire, presque toujours monumentale, altère la perception qu’on a du noir. « Un noir, explique le peintre, ça n’existe pas, ça a toujours une forme et c’est toujours sur un fond, et c’est toujours à côté de quelque chose d’autre. » Un noir relatif, donc.

Quel sens donner à cette élection du noir ? Soulages l’a souvent répété : sa peinture n’est pas l’expression d’états d’âme profonds. Elle n’est pas non plus métaphorique : « Le noir est une couleur contradictoire, estime-t-il. Il renvoie aussi bien à l’anarchie qu’à l’officialité. Il est aussi bien de fête que d’austérité et de deuil. Pour moi, il est loin de toute valeur symbolique… » De toutes, sauf d’une peut-être : le noir, couleur des origines. Mais là non plus, pas question d’origines mythiques. Ce qu’évoque Soulages, c’est le noir matriciel des limons fluviaux ; le noir maternel qui nous enveloppe avant de naître ; le noir souterrain qui environnait les peintres rupestres… Un noir sensoriel, d’autant plus ouvert à des résonances profondes qu’il n’est pas lesté d’un lourd symbolisme, mais riche d’une mémoire partagée.

L’histoire de l’art, la sémiotique, la philosophie et jusqu’à la théosophie ont été appelées à la rescousse pour éclairer cet œuvre obscur. L’admiration de Soulages pour les mystiques a jeté certains sur la piste religieuse. Lui-même se dit agnostique. Et si son ami le médiéviste Georges Duby a raison de comparer son art à l’art cistercien, c’est en raison d’une commune sensibilité au dépouillement, d’un même désir de silence et d’écoute, de disponibilité à l’inconnu. Son œuvre, qui suscite un discours abondant, se dérobe sans cesse. En fin connaisseur, l’historien d’art Pierre Encrevé dit de Soulages qu’il est comme Stravinsky, pour qui la musique ne signifie rien : « Pour lui, la peinture n’a besoin d’aucune explication, elle est chose, pas signe. Son rapport au noir et à la lumière résulte d’une expérience poétique profonde qui lui reste obscure à lui-même. » Inutile, donc, de demander la clef à l’auteur.

Pourtant, celui-ci refuse l’idée de pure insignifiance : « Je crois, dit Soulages, que la peinture peut trouver des formes nouvelles qui correspondent à une vérité, celle d’un temps comme celle d’un individu. » Paradoxe ? Depuis le début de sa vie artistique, Soulages l’affirme : l’expérience picturale résulte d’une relation triangulaire entre celui qui crée, celui qui regarde et, au milieu, l’œuvre dont la présence s’impose – ou plutôt, dit-il, « la chose », car son sens n’est pas défini par avance. Celle-ci est « ensemble de relations entre les formes sur lequel viennent se faire et se défaire les sens qu’on leur prête ». Des sens relatifs, donc.

Nous voilà désarmés face à la toile qui nous prend. Nulle formule toute faite ne viendra à notre secours. On pense alors aux mots de Yuan Zhen, poète cher à Christian Bobin : « Je n’ai à t’offrir que mes yeux ouverts dans la nuit. » 

 

La guerre du noir absolu

Dernier rebondissement d’une cocasse « guerre du noir » entre artistes, Stuart Semple dévoilait en février dernier une nouvelle peinture ultranoire, capable d’absorber 98 à 99 % de la lumière. Disponible à la vente, le Black 3.0 l’est pour tous, excepté… Anish Kapoor. Un pied de nez au plasticien qui s’était réservé trois ans plus tôt l’usage exclusif du Vantablack, un revêtement absorbant, lui, 99,965 % de la lumière. À mille lieues des obsessions de ces deux challengers, cet avis sobre de Pierre Soulages : « Quant au noir absolu, il n’existe pas. » De fait, son œuvre, tout entier traversé par cette couleur, l’a porté à une découverte inverse : celle du noir comme révélateur de lumière.  

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