Il ne faut pas être naïf. Dans un monde dominé par un capitalisme « zinzin » – selon l’expression d’Erik Izraelewicz –, et une course effrénée à la productivité, ce sont les enjeux économiques qui nous dominent. Face à une Chine conquérante et à un « allié » américain agressif, l’Europe peine à se frayer un chemin dans la course à l’IA. Ses marges de manœuvre interrogent. À quoi vont servir nos législations face à des acteurs qui ne respectent pas les règles du jeu ? La tentation d’un « dumping législatif », cette course au moins-disant réglementaire remise au goût du jour par le président Trump, est grande. Alors que 2024 a été marquée par l’adoption de la première loi à portée internationale sur l’IA [l’AI Act européen], l’Europe sera-t-elle contrainte de faire sauter les digues pour tenter de maintenir nos entreprises dans la course à l’innovation ? Derrière la compétition, il y a le rapport de force. Dans le monde numérique, les débats entourant la régulation des réseaux sociaux en constituent une bonne illustration : peut-on imposer notre droit, sanctionner au risque de représailles économiques ? L’Europe, affaiblie, a-t-elle les moyens d’imposer ses valeurs ?
Nous sommes à un moment où notre rapport à la machine est en train de se redéfinir, tout comme, en filigrane, ce qui constitue notre humanité et nos droits fondamentaux
Il ne me semble pas, pour autant, que nous devions renoncer à produire les lois et encadrer des pratiques qui engagent, à plus d’un titre, le pronostic démocratique de nos sociétés. Le tombeau de la loi n’est pas celui que l’on croit. D’abord, car tout n’est pas affaire de pressions réglementaires. D’autres facteurs, comme l’investissement, sont décisifs. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : hier, 2 milliards d’euros d’investissement annoncés par l’Europe pour développer son projet AI Factories ; aujourd’hui, 500 milliards de dollars promis par Trump au service du développement du secteur. Ensuite, parce que l’enjeu dépasse l’économie. C’est un défi sociétal, civilisationnel. Il s’agit de choisir dans quelle société nous voulons vivre. Nous sommes à un moment où notre rapport à la machine est en train de se redéfinir, tout comme, en filigrane, ce qui constitue notre humanité et nos droits fondamentaux. Si les technologies d’IA peuvent servir notre humanité, elles peuvent encore violemment la heurter, à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective. Les exemples déjà nombreux nous concernent tous : les erreurs et biais technologiques touchent des secteurs aussi divers que l’emploi, l’éducation, la police, les élections ou la santé. Renoncer aux standards du droit, c’est renoncer à la protection des plus vulnérables et de notre vivre ensemble.
Une réponse internationale à la hauteur des enjeux, bien que souhaitable, semble toutefois à ce jour une chimère. Les accords sur le climat en témoignent. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin de l’Europe, et d’une réponse du « marché européen », pour défendre nos valeurs dans cette course.
Conversation avec LOU HÉLIOT