Comment la science définit-elle le silence ?

Le définir est difficile, car le silence est relatif. Il dépend du ressenti de l’observateur, ce qui le rend extrêmement subjectif, car nous avons tous un seuil de tolérance au bruit et une idée de ce qui constitue un silence acceptable complètement différents.

Cela étant dit, on peut tout de même distinguer deux types de silence. Le premier, celui auquel on pense immédiatement, est le silence extérieur, le silence de l’environnement. C’est-à-dire l’absence de bruit, de nuisances sonores, de stimulations sensorielles désagréables. Mais il existe aussi ce que j’appelle le silence intérieur, c’est-à-dire un état mental dans lequel on éteint le « bruit intérieur » : le bavardage, le brouhaha qui occupe notre cerveau en permanence.

À quels bruits sommes-nous exposés aujourd’hui, et quels sont leurs risques ?

Le bruit, au sens de stimulation auditive extérieure, fait désormais partie intégrante de la vie dans les grandes villes. Il y est si présent qu’il est devenu un véritable problème sanitaire. Attention, cela ne veut pas dire pour autant que la campagne est parfaitement silencieuse ! Mais il a pu être établi que les bruits de la campagne et ceux de la ville diffèrent sur de nombreux points. En premier lieu, au niveau de l’intensité. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 11 % des Parisiens seraient exposés à un niveau de bruit qui dépasse la norme réglementaire. Ensuite, en matière de structure sonore des bruits. En ville, nous entendons la plupart du temps des sons brefs, violents et imprévisibles – klaxons, vrombissements, bruits de camion-poubelle ou de marteau-piqueur… Les bruits de la campagne, s’ils sont également nombreux, ont souvent plus de rythmicité – le chant du coq par exemple, mais aussi les meuglements des vaches, ou même le ronflement des engins d’agriculture. Il est plus facile de les anticiper, il n’y a pas cet effet de surprise permanent. Et enfin, en ce qui concerne la fréquence sonore : les bruits des villes sont souvent stridents, ce qui augmente encore l’inconfort.

Ces bruits spécifiques à la ville représentent bien sûr un danger pour l’oreille, mais pas uniquement. En effet, l’exposition chronique à ces bruits, même modérés, a un impact durable sur notre système nerveux autonome, c’est-à-dire le système qui régule le fonctionnement automatique de notre corps – respiration, battements cardiaques, digestion, etc. Ce système est composé de deux branches qui fonctionnent en alternance. Pendant que l’une se met en route, l’autre se régénère, et ainsi de suite. Mais lorsque nous sommes soumis à des bruits constants – surtout la nuit –, la branche supposée se mettre en veille reste en alerte, prête à réagir si ces bruits s’avéraient représenter une menace. En résulte un dérèglement général de notre physiologie, qui peut provoquer de nombreuses pathologies, de problèmes digestifs à des problèmes cardiaques, en passant par la tension artérielle.

Et notre « bruit intérieur », d’où vient-il ?

Cela se joue au niveau cognitif. Nous recevons quotidiennement une somme d’informations et de sollicitations qui mobilisent notre temps de cerveau disponible – en provenance des médias, des réseaux sociaux, des notifications en tout genre… Or, comme nous le savons désormais, notre vie s’inscrit dans une économie de l’attention. Ces sollicitations se font de plus en plus nombreuses et pressantes, car notre attention est devenue un enjeu commercial. Nous sommes saturés d’informations, et nous avons de plus en plus de mal à « décrocher », à nous extraire de ce flux continu de sollicitations. En conséquence, notre lobe frontal, la partie du cerveau qui est chargée de la concentration, de la planification et de la lutte contre les distractions périphériques, a de plus en plus de mal à faire son travail et n’a pas le temps de se régénérer correctement. C’est cette « surcharge cognitive » que j’appelle le bruit intérieur. Ses conséquences sont encore assez inexplorées, mais on sait qu’elle nous empêche d’avoir les idées claires et nous fait faire des erreurs. Dans ces moments-là, notre cerveau devient beaucoup plus enclin à passer en mode réactif, où il répond instinctivement et automatiquement, plutôt que de manière réfléchie et consciente. Et si l’on ne fait pas attention, cela peut même avoir des conséquences neurologiques graves.

 

« Je pense que, fondamentalement, le cerveau humain n’est pas fait pour vivre dans les grandes villes »

 

Vous en avez fait l’expérience à titre personnel, lorsqu’un accident de santé vous a privé de parole. Quels enseignements avez-vous tirés de cette expérience douloureuse ?

J’ai été victime il y a quelques années d’une maladie assez courante, mais peu connue, qui s’appelle la paralysie faciale de Bell. J’ai souffert plusieurs semaines d’une paralysie de la moitié du visage, ainsi que d’une aphasie, c’est-à-dire l’impossibilité de parler. Cette période de silence forcé m’a justement permis de faire une expérience de première main des bienfaits de celui-ci. J’ai passé ma convalescence à la campagne, loin du bruit de la ville. Et comme je ne pouvais pas parler, je me suis adonné à de longs moments de rêverie et de méditation, et j’ai ainsi pu prendre conscience des bénéfices de ce silence intérieur. 

Comment préserver ou reconstruire notre silence aujourd’hui ?

Le droit au silence doit être un enjeu de santé publique. Il est d’ailleurs intimement lié au droit à la nature. C’est d’ailleurs l’enjeu de mon dernier livre, Cerveau et nature. On sait désormais que la nature joue un rôle fondamental dans la régénération de l’attention. Passer quelques instants entouré des sons de la nature a un effet immédiatement apaisant et permet d’accéder plus facilement au silence intérieur et à la régénération cognitive dont on parlait plus haut. Cela est probablement lié à notre conditionnement biologique : pendant des millénaires, nous avons envisagé la nature comme le lieu de la survie, de l’alimentation, de la protection, ce qui nous rend extrêmement sensibles aux stimulations sensorielles de cet environnement. Je pense que, fondamentalement, le cerveau humain n’est pas fait pour vivre dans les grandes villes. Si l’on en croit les découvertes archéologiques, nos cerveaux auraient environ 300 000 ans, mais nous ne vivons dans des grandes villes que depuis quelques centaines d’années. Il est donc logique que notre cerveau ait besoin de son environnement naturel pour se régénérer !

Il ne s’agit pas pour autant d’être radical, de s’extraire complètement du monde ou de faire vœu de silence. Il s’agit plutôt de se ménager, quotidiennement, des plages de silence à la fois intérieur et extérieur. En pratiquant la méditation par exemple, ou bien en s’autorisant, tout au long de la journée, quelques moments de déconnexion, au cours desquels on laisse filer nos pensées, on décentre notre attention, en un mot, on « rêvasse ». Cela ne se fait pas comme cela, il faut en prendre l’habitude, se forcer dans un premier temps. Il y a une vraie éducation au silence. Surtout, il faudrait réussir à se plonger régulièrement dans un environnement naturel. C’est là que les pouvoirs publics ont un rôle à jouer : en ouvrant davantage d’espaces végétalisés qui constituent des îlots de silence au cœur même des villes.

Le silence est un enjeu politique. Aménager l’espace public, mais aussi reconquérir notre attention et se réapproprier des zones de calme, si nécessaires à notre régénération cognitive et biologique, sont aujourd’hui des gestes presque militants. 

 

Propos recueillis par LOU HÉLIOT