Vous l’avez déjà fait, généralement sans le savoir. Vous avez d’abord recopié des mots, pour prouver sur Internet que vous n’étiez pas un robot. Nulle part il n’était alors indiqué que vous participiez à l’immense entreprise de numérisation des livres. Puis vous avez cliqué sur des voitures, des camions, des panneaux, alimentant les algorithmes des voitures autonomes de Google, notamment, pour leur donner un avantage comparatif sur celles du concurrent Tesla. Des centaines, des milliers de fois dans votre vie, vous avez ainsi prêté votre concours bénévole à ces intelligences artificielles dont on ne cesse de nous vanter le caractère révolutionnaire – mais qui en réalité exigent un apport humain aussi essentiel que délibérément caché.

L’idée n’est pas nouvelle. En baptisant « Mechanical Turk » son service de microtravail, qui permet de confier des petites tâches sous-payées à des milliers d’internautes invisibles, le géant Amazon n’a d’ailleurs pas manqué d’ironie. Le Turc mécanique en question renvoie à un célèbre canular du xviiie siècle, celui d’un prétendu automate capable de jouer aux échecs. Pendant cinquante ans, l’invention du Hongrois Johann Wolfgang von Kempelen fit le tour des cours d’Europe, épatées par ce mannequin en turban assis derrière un meuble truffé d’engrenages complexes. La supercherie ne fut révélée que dans les années 1820 : le meuble possédait un compartiment secret d’où un marionnettiste caché pouvait actionner le joueur d’échecs.

Deux siècles plus tard, nous sommes toujours victimes de cette illusion, de la croyance quasi magique en une machine autonome. Mais la réalité est tout autre : derrière l’apparente simplicité des applications de nos tablettes, de nos smartphones, s’organise en sous-main un système terriblement humain – ou inhumain, c’est selon. Des livreurs harassés, qui se mettent en danger pour rafler quelques euros de prime, des modérateurs de contenus changés en éboueurs du Web, des microtravailleurs esseulés, mis en concurrence avec les fermes à clics du monde entier… Toute une armée de nouveaux prolétaires, à la merci des plateformes numériques et régis par un modèle libéral qui ne transpire pas franchement la modernité : fin du salariat, de la protection sociale ou des congés payés. Berceau de cette nouvelle économie, la Californie a déjà tiré la sonnette d’alarme et voté la semaine dernière une loi contraignant Uber et autres à requalifier leurs chauffeurs en salariés. La France, elle, s’apprête au contraire, avec la loi mobilités, à garantir la position des plateformes type Deliveroo, exonérées de toute obligation sociale. Une vraie claque pour les forçats du clic.