On pourra tout écrire, et avec de solides arguments, sur la médiocrité de cette campagne présidentielle et des têtes d’affiche censées l’animer. On pourra dire que l’Ukraine a bon dos pour mieux critiquer la faiblesse des programmes, ou la lassitude devant le « club des revenants » – Mélenchon-Le Pen-Macron –, et reprocher à ce dernier d’avoir joué le temps guerrier afin de retarder son entrée en lice. Au risque de se poser en président implicitement autoreconduit dans ses fonctions au nom de périls supérieurs, plutôt qu’en véritable candidat assumant son bilan, et dessinant pour le pays les contours d’un projet pour demain. On pourra enfin se lamenter, c’est selon, sur une gauche en miettes d’abord occupée à se compter – donc à mesurer ses mortelles faiblesses –, ou sur une droite républicaine écartelée entre les sirènes déjà connues du macronisme et les alarmes plus neuves, plus aiguës aussi, du zemmourisme.

Que de chemin aura parcouru ce rance discours d’intolérance depuis un certain 21 avril 2002

Ce qu’on ne pourra nier, éluder ou même minimiser, c’est ce poison lent d’une extrême droite identitaire dont les idées les plus radicales auront infusé comme jamais dans l’espace public. Jusqu’à contaminer – y a-t-il mot plus approprié ? – des esprits et des formations politiques qu’on aurait crus mithridatisés face à ces défaites de la pensée que sont la xénophobie décomplexée, la banalisation de la théorie raciste du « grand remplacement », ou le fantasme récurrent de renvoyer chez eux des étrangers indésirables dans un processus de « remigration », pour reprendre le terme choisi du candidat de Reconquête. Que de chemin aura parcouru ce rance discours d’intolérance depuis un certain 21 avril 2002, lorsqu’au soir de la qualification de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de la présidentielle, Jacques Chirac en avait appelé à un sursaut démocratique, posant une barrière infranchissable entre la droite et l’extrême droite.

Si cette dernière n’a pas gagné, comme le rappelle la politiste Nonna Mayer, en montrant notamment que la question du pouvoir d’achat précède de loin celle de l’immigration dans les préoccupations des électeurs, nous verrons bientôt jusqu’où elle a étendu son territoire d’influence. De ce point de vue, l’expert en philosophie du langage Raphaël Llorca montre comment ce qui hier était indicible est devenu dicible – et même audible – par une frange non négligeable de la population. D’où la vigilance nécessaire pour reconnaître et combattre le discours d’une extrême droite bicéphale, la branche radicale « Z » ayant conforté, en lui donnant de fausses lettres de mollesse, une branche Le Pen historique, dont le camouflage n’élude pas les dangereuses épines.