À première vue, on pourrait penser qu’il s’agit d’un sujet accessoire, voire superficiel. Mais ses conséquences, elles, n’ont rien de cosmétique. L’obsession de la beauté éclaire en effet de larges pans de notre société, sans dissimuler une profonde ambivalence. En pleine lumière, ce sont les défilés des stars, dont le glamour et l’élégance illuminent la Croisette. Dans l’ombre, l’angoisse commune de ne pas être doté d’un physique suffisamment avenant, ou de le perdre quand c’est le cas.

La quête de beauté, ce « rêve de pierre » évoqué par Baudelaire, n’est certes pas récente. Comme le rappelle l’anthropologue Élisabeth Azoulay dans un entretien éclairant, elle a traversé toutes les sociétés humaines, faisant du corps le support de nos interrogations existentielles. Mais elle prend aujourd’hui un relief nouveau, tiraillée entre deux tensions a priori contradictoires. D’un côté, une liberté inédite dans le choix de notre apparence : débarrassé de la plupart des interdits traditionnels, chacun peut en principe s’habiller, se maquiller, voire se réinventer à sa guise à coup d’injections et de bistouri. De l’autre, le revers de la responsabilité : maîtres de notre corps, nous voilà devenus comptables de notre esthétique. Un sacerdoce qui peut se révéler douloureux dès lors que nous sommes placés, à longueur de journée, sous le tir fourni des canons de beauté, condamnés comme Narcisse à étudier notre reflet sous toutes ses coutures.

Confrontés au miroir envahissant, sinon déformant, des écrans, il nous est désormais impossible d’échapper à la réalité de notre apparence

Car l’époque a aussi profondément bousculé le rapport à notre corps. Confrontés au miroir envahissant, sinon déformant, des écrans, il nous est désormais impossible d’échapper à la réalité de notre apparence, omniprésente jusqu’à l’écœurement. Rêvant de ressembler à leurs visages « filtrés » par les applications en ligne – Snapchat, TikTok ou Instagram en tête –, les 18-34 ans ont à présent davantage recours à la chirurgie esthétique que les 50-60 ans. D’autres tentent de sculpter leurs silhouettes, découpées comme en boucherie, selon des standards de plus en plus inaccessibles. Sans même parler des fortunes englouties dans le business de la beauté, qui joue à plein sur la honte de soi et l’horreur du vieillissement.

On aurait tort pourtant de ne voir dans cette tyrannie de la beauté qu’une poussée narcissique. Comme l’explique le sociologue Jean-François Amadieu, celle-ci obéit également à une série de stratégies sociales afin d’échapper aux discriminations liées au physique, dont les femmes sont les premières victimes. Dans ce numéro du 1, nous explorons ces multiples injonctions pour mieux comprendre ce qui se joue réellement dans notre quête de beauté. Avec, en creux, l’ambition de retrouver un rapport apaisé à notre propre corps. Et de pouvoir apprécier la beauté sans en devenir l’esclave.